Le gouvernement se désole que le Parti québécois bloque son projet de loi 82 sur le patrimoine culturel. Mais plusieurs chercheurs s'en réjouissent, car ce projet de loi utiliserait une définition appauvrie du patrimoine immatériel. Et il favoriserait grandement les intérêts particuliers d'un groupe, le Conseil québécois pour le patrimoine vivant (CQPV).



Le projet de loi 82 remplace la Loi sur les biens culturels, dont les dernières modifications remontent à 1985. Il protège plusieurs types de patrimoine. On y ajoute entre autres la notion de patrimoine immatériel - par exemple, un chant de gorge autochtone. En 2003, une convention pour sauvegarder le patrimoine immatériel a été adoptée à l'UNESCO. Plus de 130 pays l'ont signée. Ce n'est pas le cas du Canada. Le Québec y souscrivait toutefois. Il l'avait reprise dans son Livre vert, dévoilé en 2008. «Mais elle n'apparaît plus dans le projet de loi 82. On abandonne tout le travail accompli depuis plus de 10 ans», s'étonne Bernard Genest, responsable du patrimoine immatériel jusqu'en 2006 au ministère de la Culture.

Le projet de loi ne contient pas les notions d'espace culturel et d'outil, qui figurent dans la définition de l'UNESCO, mais il ajoute celle de tradition. «L'UNESCO l'a pourtant abandonné, car cela fige le patrimoine dans le passé. Cela l'empêche d'évoluer, un peu à l'image des villages d'antan folkloriques qu'on peut visiter», affirme Christina Cameron, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine bâti et ancienne chef de la délégation du Canada à l'UNESCO.

Même son de cloche d'Yves Bergeron (codirecteur de la Chaire du Canada en patrimoine ethnologique l'UQÀM) et Daniel Arsenault (directeur du Centre d'Études interuniversitaires sur les Lettres, les Arts et les Traditions (CÉLAT)  et chercheur fondateur du nouvel Institut du Patrimoine à l'UQAM).

La nouvelle définition de l'UNESCO a aussi été reprise en 2007 par le Conseil international des musées. Le Québec veut s'éloigner de la position des scientifiques et de la communauté internationale», déplore M. Bergeron, participant au rapport Arpin qui a pavé la voie au Livre vert.

Sur le site du ministère de la Culture, dans la section sur les enjeux du patrimoine immatériel, on renvoie encore à un texte de M. Genest, qui insiste sur l'importance de l'espace et des objets.

Pourquoi la ministre de la Culture, Christine St-Pierre, a-t-elle choisi cette définition différente? «C'est à cause d'un lobby exercé par le CQPV, j'en suis à peu près certain, répond M. Genest, qui a travaillé 34 ans au ministère de la Culture. «C'est un secret de Polichinelle qu'il s'agit du projet de loi du CQPV», renchérit Jean Simard, président de la Société québécoise d'ethnologie et ancien professeur à l'Université Laval.

Les deux notent que le projet de loi favorise «curieusement» cet organisme. Le CQPV se consacre à la sauvegarde, la promotion et la transmission du patrimoine vivant. Il fédère quelque 50 groupes qui oeuvrent surtout dans la conte et la musique et danse traditionnelles, ainsi que des métiers traditionnels. Il s'agit plus de praticiens que de théoriciens. «Le projet de loi réduit la protection du patrimoine, mais favorise les activités du CQPV.»

L'organisme tenait en avril dernier un colloque sur le patrimoine immatériel. La ministre St-Pierre en était la présidente d'honneur. Des chercheurs rapportent aussi qu'une table ronde est prévue en septembre prochain en Montérégie sur le projet de loi 82. Les participants seront le CQPV et Karine Laviolette, conseillère en patrimoine au ministère de la Culture.

«Un modèle», répond la ministre

La ministre St-Pierre répond que son projet de loi a été appuyé par Cécile Duvelle, chef de la Section du patrimoine culturel immatériel de l'UNESCO et secrétaire de la Convention de 2003, lors du récent congrès du CQPV. «Mme Duvelle a dit que notre définition était complète et plus claire que celle de l'UNESCO. Elle nous félicitait d'avoir évité le piège de confondre le patrimoine immatériel avec les espaces et les objets qui y sont associés. Elle a affirmé en conférence que notre projet de loi était en droite ligne avec l'esprit et la lettre de la convention et constituait même un modèle d'application de la convention!»

Les chercheurs et spécialistes cités plus hauts ne comprennent pas que Mme Duvelle ne défende pas la convention. «Ce qui compte, c'est le consensus établi après beaucoup d'années de travail par la communauté internationale. Quand j'ai parlé à des collègues d'ici et d'ailleurs, ils se demandent ce que fait le Québec», réagit Daniel Arsenault.

Mme St-Pierre rappelle que le dépôt du Livre vert a été suivi d'une tournée de consultations et de dépôts de mémoires. Le projet de loi 82 a été déposé au terme de ce processus. Elle dit avoir entre autres l'appui de l'Association québécoise pour le patrimoine industriel, de l'Association des archivistes, de la Société des musées québécois et de la CQPV.

Le directeur général du CQPV, Antoine Gauthier, assure ne pas avoir de relation privilégiée avec le ministère de la Culture. Il contre-attaque aussi en accusant à son tour les chercheurs de protéger leurs subventions.

Même s'il accueille favorablement le projet de loi 82, il émet certaines critiques. « Le projet de loi propose d'accorder des subventions dans le but de favoriser (...) la connaissance des éléments du patrimoine immatériel. Or, pour sauvegarder le patrimoine, il faut d'abord le transmettre. Toutefois, je suis confiant que cela sera changé dans les amendements au projet de loi.»

M. Gauthier répond aussi aux arguments théoriques des chercheurs, formulés dans une lettre ouverte ce printemps. «Enlever les notions d'objet ou d'espace culturel n'a pas de véritable incidence concrète. S'ils sont nécessaires à la pratique, alors protéger cette pratique est suffisant. Par exemple, la tire d'érable est située dans l'espace appalachien, pas dans le Grand Nord. Même si on ne mentionne pas l'espace dans la loi, c'est quand même là qu'elle continuera de se pratiquer.»

Si l'espace et les objets ne changent rien, pourquoi fallait-il alors les retirer de la définition internationale du patrimoine immatériel? «C'est un principe de droit. Il faut démontrer la pertinence d'inclure un article, et non le contraire», répond celui qui a déjà travaillé pour la Chaire UNESCO en patrimoine culturel de l'Université Laval. Il ajoute que la notion d'espace culturel pourrait être récupérée par les Premières nations pour leurs revendications territoriales.

Il dénonce le blocage du Parti québécois lors de l'étude du projet de loi en commission parlementaire. La ministre St-Pierre aussi. «Après 20h, on a seulement fait deux articles. Et il y en a 265», lance-t-elle.

Yves-François Blanchet, porte-parole du PQ en matière de Culture, répond que toutes ses interventions portaient «sur le fonds». «Mais s'il faut bloquer le projet de loi, nous sommes prêts à le faire, avoue-t-il. Nous saluons l'ajout de la notion de patrimoine immatériel. Ce qu'on déplore, c'est la définition désuète retenue par la ministre, qui va à l'encontre du consensus scientifique et de la convention de l'UNESCO.»

Pas seulement le patrimoine immatériel

Le projet de loi 82 ne traite pas seulement du patrimoine immatériel. On y protège les autres formes de patrimoine, comme le paysage culturel patrimonial ou le patrimoine religieux. On statue que les propriétaires de biens patrimoniaux devront désormais «prendre les mesures nécessaires» pour préserver le patrimoine. Les pénalités seront plus sévères. Québec créera aussi une équipe d'inspecteurs dotés d'un pouvoir d'enquête.