Faire payer les firmes de génie-conseil concernées en cas de dépassement de coûts «imprévus», ou «extras», sur les chantiers du ministère des Transports du Québec (MTQ), et même se passer d'elles dans certains cas, telles étaient les conclusions d'une note interne dévastatrice rédigée en 2003 par un ingénieur de ce ministère obtenue par La Presse. Recommandations qui auraient été prestement enterrées.

Le document de quatre pages se penche sur les dépassements de coûts du rond-point l'Acadie à Montréal, leur «mode de paiement inapproprié» et leur gestion manquant de «rigueur et de clarté».

Le signataire, François Beaudry, aborde aussi la problématique de la surveillance des chantiers en général et donne à son sous-ministre des pistes pour endiguer la valse des extras, et la mise en place des mécanismes de contrôle.

Le ton est peu complaisant envers les firmes de génie-conseil considérées comme «juge et partie».

L'ex-fonctionnaire dénonce surtout le fait que «l'ampleur des travaux imprévus augmente dans une même proportion les honoraires versés» à ces firmes chargées de superviser les chantiers pour le compte du MTQ. C'est le cas si elles sont rémunérées au pourcentage.

Une note toujours d'actualité

Selon lui, il était plus que temps de «former un groupe de travail» qui mettrait un frein à ces pratiques en «inversant la situation actuelle».

Huit ans plus tard, les écrits de cet ingénieur demeurent plus que jamais d'actualité. Les exemples abondent où le MTQ a dû allonger quelques millions «imprévus»: autoroute 25, pont Mercier, route 175, etc.

Dans son rapport 2009-2010, le vérificateur général du Québec recommandait au MTQ de resserrer ses procédures internes et d'être beaucoup plus strict avant de payer les factures de dépassements.

Joint par La Presse, François Beaudry, aujourd'hui retraité, a confirmé l'authenticité de sa note et assure que ses recommandations destinées à «assurer plus de rigueur dans les dépenses des deniers publics» en endiguant la valse des extras sont demeurées lettre morte.

À le lire, les firmes de génie-conseil ont les coudées un peu trop franches et il faut y mettre un frein en les rendant imputables grâce au «partage des risques». «Le nombre et le montant des travaux imprévus constatés sur les chantiers du Ministère nécessitent des mesures qui favoriseraient une plus grande responsabilisation de l'ingénieur-conseil mandaté pour la surveillance de ce chantier».

«Il faut s'interroger sur l'intérêt, autre que professionnel, qui motive la firme à minimiser le nombre et l'ampleur des travaux imprévus, sachant que ceux-ci résultent soit d'événements fortuits, soit d'erreurs de conception ou de surveillance», écrit M. Beaudry.

Celui-ci se «questionne» même sur la «pertinence de confier le contrat (de surveillance) à une firme extérieure» lorsqu'un ingénieur du MTQ y est déjà engagé.

«Nous n'avons jamais de chèque en blanc, réplique Johanne Desrochers, présidente de l'Association des ingénieurs-conseils du Québec (AICQ). Ce sont des jugements catégoriques que le ministère a eu l'intelligence de ne pas porter de son côté», dit-elle en référence aux propos de M. Beaudry.

La porte-parole du génie-conseil explique que le «risque est déjà partagé avec le MTQ». «Nous participons ensemble à l'élaboration de chaque projet».

Rien d'aberrant non plus à ses yeux que le «concepteur et le surveillant soient la même firme». «C'est une bonne pratique. [...] N'oublions pas que l'ingénieur est responsable personnellement. De plus, le but de chaque firme est de continuer à travailler avec le MTQ et de gérer sa réputation. Elle ne fera pas n'importe quoi». Mme Desrochers ajoute que les firmes sont sélectionnées par le MTQ à la suite d'un «processus assez rigoureux» où l'on tient compte des «compétences et de l'expérience» et qui doit être recommencé «chaque fois».

«Le MTQ est un client averti qui n'accepte pas n'importe quoi, ajoute Johanne Desrochers. C'est faux de dire que le génie-conseil fait la pluie et le beau temps au ministère».

Des intouchables?

«Je savais qu'en écrivant cela, je perdais mon temps, relativise avec philosophie François Beaudry, mais je devais le faire. Il existe un establishment, un réseau d'influence des firmes de génie et des entrepreneurs très solides au sein de l'appareil gouvernemental».

«On nous prête plus d'importance que c'est le cas dans la réalité», croit plutôt Madame Desrochers.

L'effet de vase communicant entre le MTQ et les grosses firmes de génie-conseil est connu et a été dénoncé chaque fois qu'un mandarin du Ministère fait le saut au privé.

Si le ministre des Transports Sam Hamad, ingénieur de formation, a été vice-président du Groupe Roche jusqu'en 2003 et que Jean-Marc Fournier a fait un passage chez SNC-Lavalin en 2009, plusieurs hauts fonctionnaires, surtout des sous-ministres, ont fait le chemin inverse et entrepris une seconde carrière dans le privé. Idem chez des hauts fonctionnaires municipaux.

«L'ingénieur du MTQ qui transige avec une firme de génie se retrouve souvent assis en face de son ancien patron ou sous-ministre», résume François Beaudry.

«C'est un running gag chez nous: on se demande toujours si un sous-ministre qu'on rencontre à des tables de travail sur la sous-traitance représente les intérêts du ministère ou s'il prépare sa retraite» ironisait en 2008 au quotidien Le Soleil Michel Gagnon, président de L'Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement.

Pour Mme Desrochers, ce «serait une perte pour la société» si ces hauts fonctionnaires du MTQ parachutés dans le privé avaient choisi au contraire la voie de la retraite.

Après plusieurs demandes, Transports Québec était toujours incapable de répondre à nos questions.

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Génie-conseil, argent et politique

Le 3 février, lors d'une vague d'arrestations à Boisbriand dans le cadre d'une enquête sur la corruption et la collusion dans le milieu municipal, le responsable de la brigade Marteau de la SQ avait rappelé le rôle présumé du génie-conseil dans le « système » de la collusion. Il avait aussi évoqué l'aspect financement des partis : « Pour faire avancer des projets de construction, ou pour qu'ils soient autorisés, les firmes ont besoin de financer des partis politiques, avait dit le capitaine Éric Martin. Elles vont demander à des collaborateurs ou à des employés de commettre des fraudes par supercherie, mensonge ou autres moyens. » Plusieurs recherches menées ces dernières années par les médias et Québec Solidaire ont démontré l'importance des contributions des employés et dirigeants des firmes de génie aux caisses des partis.