C'est une éminence grise qui aime la lumière. Un journaliste qui a depuis longtemps renoncé à l'objectivité. Un intellectuel qui analyse l'état de la planète tout en prenant une part active aux intrigues politiques locales. Jean-François Lisée joue sur tous les tableaux. Forcément, ses méthodes dérangent. Presque autant qu'elles suscitent l'admiration. Portrait du plus fin renard du mouvement souverainiste québécois.

Le soir du 30 octobre 1995, Jean-François Lisée a écrit en quatrième vitesse un discours pour son patron, Jacques Parizeau. Un discours triomphant malgré la défaite référendaire, très serrée, du camp du OUI. «On venait de faire passer la souveraineté de 40% à 49%. C'était un gain majeur. Plus rien n'était pareil. Il fallait dire cela.»

Mais Jacques Parizeau n'a pas dit cela. Amer et déçu, le premier ministre a glissé le texte de Jean-François Lisée dans sa poche avant de monter sur la scène du Palais des congrès et blâmer «l'argent et des votes ethniques» pour la défaite.

L'ancien scribe considère toujours cette déclaration comme une «tragédie». Pour Jacques Parizeau, un homme «beaucoup plus grand que ce moment-là». Et pour le mouvement souverainiste, «qui a mis des années à s'en remettre».

Ç'a aussi été une tragédie pour Jean-François Lisée. Parce qu'il savait l'importance du choix des mots. Mais surtout, parce qu'il était bien plus qu'un scribe. «Affirmer qu'il n'était à l'époque qu'un simple rédacteur de discours serait très réducteur», dit Jean Royer, ancien chef de cabinet de Jacques Parizeau.

Jean-François Lisée était le principal architecte de la stratégie référendaire. À peine une année après avoir défroqué du journalisme pour devenir conseiller de Jacques Parizeau, son influence était déjà énorme.

Les commissions régionales pour l'avenir du Québec, c'était lui. Les délicates négociations qui ont mené à l'entente tripartite entre Jacques Parizeau, Lucien Bouchard et Mario Dumont, c'était lui. Le libellé de la question référendaire, c'était encore lui.

Et les discours les plus habiles de Monsieur, c'était très souvent lui. «Dans les moments importants, il savait trouver les mots qui faisaient en sorte de rendre le message plus percutant», se rappelle Jean Royer.

Non seulement le conseiller était-il une inépuisable boîte à idées, mais il parvenait à bien les vendre. «Ça, c'est rare. La nature a donné à Jean-François une intelligence vive.»

Un brillant stratège

«Supérieurement intelligent.» C'est l'invariable réponse quand on demande aux gens de décrire Jean-François Lisée. Ça ne l'enchante pas. Il grimace. «Je préférerais que les gens disent: il est drôle. On aime prendre une bière avec lui.»

Il a écrit dans Le Monde à 22 ans, accumule les essais savants et dirige le prestigieux Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal (CÉRIUM).

Il confie pourtant vouloir «casser» l'image d'intellectuel qui lui colle à la peau. «Avec mon avant-dernier livre, Chroniques impertinentes, j'ai voulu montrer qu'on peut blaguer sur la politique, le sexe... l'humour est essentiel à la vie et à la compréhension de la vie.»

C'est sans doute essentiel, aussi, à un homme qui songe de plus en plus sérieusement à faire le saut, une fois de plus, en politique.

«Traditionnellement, au Québec et au Canada, les intellectuels n'ont jamais eu beaucoup de succès en politique», constate le journaliste à la retraite Pierre Nadeau. «Jean-François a toujours été attiré par la chose. S'il était européen, il serait probablement déjà un politicien.»

Au Québec, le style pamphlétaire de Jean-François Lisée est plus rare qu'en France. Et passe sans doute un peu moins bien. Alors, il doit préparer le terrain.

«Jeune, j'étais plus cassant, admet-il. J'ai appris la diplomatie au contact de Lucien Bouchard. C'est lui qui m'a montré comment arrondir les angles dans les relations interpersonnelles. Et ça, j'en avais vraiment besoin.»

«Il ne fait rien à l'improviste», dit le professeur de droit Denis Nadeau, un ami d'enfance de son patelin, Thetford Mines. «Je n'ai jamais gagné une seule partie de Risk contre lui. C'est un gars de stratégie.»

Dans le domaine de l'autopromotion, en tout cas, Jean-François Lisée est formidablement efficace. L'homme aux multiples casquettes forme à lui seul une véritable entreprise de convergence médiatique.

Il tient une chronique et un blogue à L'actualité. Il anime une émission hebdomadaire au Canal Savoir et à Radio Ville-Marie, en plus de faire partie d'un panel d'experts, tous les jeudis, au Téléjournal de Radio-Canada. La récente sortie de son onzième bouquin, Comment mettre la droite K.-O. en 15 arguments, lui a valu - entre autres - la une du journal Voir et un passage à Tout le monde en parle.

Tout ça, en étant père de quatre jeunes enfants - dont un bébé de 6 mois. «Il a un emploi du temps extrêmement chargé. Il est partout, et toujours avec compétence, dit Pierre Nadeau. Il ne refuse jamais une entrevue. Il adore être dans les médias.»

L'homme qui dérange

Jean-François Lisée en mène large. Forcément, cela crée des remous. C'est vrai à l'Université de Montréal (voir autre texte), comme ce l'était à l'époque où il était conseiller de Jacques Parizeau, puis de Lucien Bouchard.

«Lisée suscite la grogne», titrait Le Devoir en une, le 4 juin 1998. Plusieurs ministres lui reprochaient alors de passer par-dessus leur tête pour dicter aux hauts fonctionnaires les volontés du bureau du premier ministre et même pour imposer ses vues personnelles.

«Il y avait des gens très pro-Lisée, et d'autres moins. Certains le trouvaient trop intello. Pour les pragmatiques, il n'était pas assez près de la base», se souvient le député péquiste François Gendron, doyen de l'Assemblée nationale.

Jean-François Lisée est conscient d'avoir froissé des susceptibilités. Pour certains, il était un outsider. Brillant peut-être, mais arrogant, voire méprisant. Il hausse les épaules. «Je n'avais pas de temps à perdre avec ça.»

Il n'est pas membre du PQ. Il se dit «indépendantiste indépendant». Mais même ses amis ne s'y trompent pas.

«Quand je l'ai connu en 1994, j'ai été refroidie lorsqu'il a déclaré ne pas avoir sa carte du PQ», raconte Marie-Josée Gagnon, ancienne attachée de presse de Jacques Parizeau. «Aujourd'hui, il est devenu un militant. Il a carrément pris parti.»

Tout le monde pense qu'il fera le saut, tôt ou tard. Mais certains doutent de sa capacité à rentrer sagement dans le rang. Et à se taire.

Jean-François Lisée l'admet lui-même. «Je pense contribuer davantage au débat que je ne pourrais le faire en étant député.» Mais il ne resterait pas simple député longtemps si le PQ prenait le pouvoir, estime Bernard Landry. «Son destin serait plus haut que cela.»

L'éminence grise

Accrochée au mur de son bureau du CÉRIUM, une caricature de Serge Chapleau intitulée Tintin chez les Parizos rappelle ce jour de septembre 1994 où l'étoile montante du journalisme québécois est entrée au service du premier ministre. Milou rappelle à Tintin de ne pas oublier de prendre des notes pour son prochain livre...

Il venait alors de publier, coup sur coup, Le Tricheur et Le Naufrageur, deux charges à fond de train contre la «trahison» de Robert Bourassa envers le mouvement souverainiste.

Son passage en politique lui a attiré les sarcasmes des libéraux. «On commence à voir qui est le vrai tricheur. Si Lisée a l'intention d'écrire son autobiographie, il devrait l'intituler "L'Hypocrite", avait raillé John Parisella, alors chef de cabinet de Daniel Johnson.

Mais Lisée est tout sauf hypocrite. Il a quitté le bunker en 1999, incapable de rédiger un autre discours auquel il ne croyait pas. Écouter Lucien Bouchard en faire la lecture le rendait malade. «Je voyais qu'il ne se passerait rien avec la souveraineté. Cela ne servait à rien de faire semblant.»

Il n'a toutefois jamais totalement abandonné son rôle de conseiller auprès du Parti québécois.

Le projet de loi sur l'identité, c'est son idée. La possible entente tactique entre le PQ et Québec solidaire aussi. Il a d'ailleurs agi à titre d'intermédiaire entre les deux partis.

«Des mois passent sans que je ne parle à Pauline Marois, puis arrive une semaine où elle m'appelle quatre fois. Je suis là, je travaille, et le téléphone sonne. Je reçois des appels de députés, de journalistes...» Il parle à tout le monde.

On dit que les éminences grises préfèrent évoluer dans l'ombre. Pas Jean-François Lisée.

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Pour la réforme...

Il a écrit dans Le Monde, Libération et L'Express. Il a publié 11 ouvrages. Il est lauréat du prix Jules-Fournier, attribué chaque année par le Conseil supérieur de la langue française à un journaliste en reconnaissance de la qualité de ses écrits. Pourtant, Jean-François Lisée... fait des fautes. Depuis toujours. «Quand j'aide mes enfants à faire leurs devoirs, j'apprends des règles de grammaire que je n'avais jamais assimilées. C'est pour ça que je suis favorable à une vraie réforme de l'orthographe; je me bats avec elle constamment!»

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À gauche un jour...

Jean-François Lisée est issu de la petite bourgeoisie de Thetford Mines, où son père était un entrepreneur prospère. Cela ne l'a pas empêché de travailler un été à la mine d'amiante, à 17 ans, par solidarité. «Je voulais connaître la condition ouvrière», raconte celui qui a été maoïste à la fin des années 70. «On faisait le ménage du moulin d'amiante. J'ai beaucoup regretté, j'aurais voulu travailler en sous-sol, comme dans Germinal.»

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Dans une autre vie...

Jean-François Lisée aurait voulu être musicien. «J'aimerais pouvoir m'asseoir au piano et jouer ce que je veux.» Le plus grand artiste de tous les temps, dit-il, c'est Leonard Cohen. «Toute la science de l'amour et de l'écriture qu'il y a dans Closing Time! S'il fallait garder une seule chanson...» Il suspend sa phrase, l'air soudain embarrassé. «...en anglais, ce serait celle-là.»