La maladie mentale est l'un des derniers grands tabous de notre société. Pourtant, elle touchera une personne sur cinq au cours de sa vie. Dans Au pays des rêves brisés, un livre publié aux Éditions La Presse qui sera en librairie dès jeudi, la plume des journalistes Katia Gagnon et Hugo Meunier et les clichés saisissants des photojournalistes Patrick Sanfaçon et Martin Tremblay vous font entrer au coeur de cette contrée mystérieuse. Les auteurs ont recueilli 12 témoignages bouleversants de gens atteints, dont certains sont très connus, comme l'animateur et comédien Normand Brathwaite. Ils ont aussi arpenté les lieux où l'on soigne les problèmes de santé mentale, pénétrant parfois en des endroits rarement exposés au regard du grand public. Comme l'Institut Philippe-Pinel, le seul hôpital à sécurité maximum au Québec. Voici quelques extraits de cet ouvrage.

Un agent de sécurité entre en courant dans l'ascenseur. Il écrase le bouton du quatrième étage, où vient de se dérouler ce qu'on appelle un acting out majeur dans le langage de l'Institut Philippe-Pinel. Un nouveau patient a agressé une infirmière. Il lui a cassé le nez. Il y a du sang partout.

Au signal d'urgence lancé par la préposée de l'unité, assise dans une console aux dizaines de boutons et de voyants lumineux, quatre agents ont déboulé sur place. Code 222. Une vie est en danger. À l'arrivée de ces renforts, le patient agresseur avait déjà été maîtrisé par les éducateurs de l'unité. Il est par terre, à plat ventre. Les agents le menottent, l'emmènent à sa chambre et l'attachent à son lit.Les intervenants du troisième étage, eux aussi appelés sur les lieux, redescendent lentement à leur poste. Tous sont en état de choc. Assis sur leurs chaises, ils sont assommés.

Françoise, l'infirmière agressée, est une collègue aimée, estimée. Vingt-cinq ans d'expérience. Un moment d'inattention, peut-être, en prenant les signes vitaux du patient, qui passait un examen physique à son arrivée à l'hôpital. Et maintenant, un nez cassé. Une constellation de gouttes rouges. La douleur et aussi la peur.

«Il faudrait toujours être alerte. Mais humainement, ce n'est pas possible huit heures par jour», dit Jacques Larose, infirmier au troisième étage. Jacques venait tout juste de remonter de la cafétéria avec Françoise. Ils avaient blagué en dînant. Et maintenant, Françoise passe des radiographies pour déterminer l'ampleur des fractures.

Jacques et tous les autres travailleurs du troisième devront se remettre rapidement de leurs émotions. L'un des psychiatres du troisième, Jacques Talbot, monte examiner le patient agresseur. Il redescend, à peine 15 minutes plus tard. «J'ai parlé au patient. Il est défensif. Rétif. Demain, on regarde son dossier, expose-t-il. On a un boulot à faire et on va le faire correctement. Est-ce que quelqu'un a quelque chose à ajouter ?» Silence.

Dans ce grand silence plein de tension et de non-dit, le patient du quatrième est officiellement devenu un patient du troisième. Geneviève, une éducatrice qui s'est elle-même fait agresser il y a six mois, a les mains qui tremblent.

«En haut, c'est trop chaud», explique le Dr Talbot. Trop chaud. Ce qui veut dire que le personnel, en colère, aurait peut-être eu du mal à maintenir une saine distance thérapeutique. De malheureux réflexes « contre-transférentiels » auraient pu survenir. Les intervenants auraient pu être plus vites sur la gâchette avec le patient. Le confiner à sa chambre plus rapidement. Le provoquer inconsciemment. Bref, lui faire payer son agression.

Après tout, ce sont des humains. Ils ont vu leur collègue se faire agresser.

Le personnel du troisième continue donc la réunion. La porte de l'ascenseur s'ouvre. C'est le patient agresseur, un petit homme musculeux, cheveux longs, menottes aux poignets, encadré par deux gardiens. D'un coup d'oeil, il jauge la scène. Des intervenants, en réunion, qui le regardent.

Il relève le menton, jette un regard narquois à l'équipe, demi-sourire aux lèvres. L'équivalent d'un autre coup de poing, psychologique celui-là. Les intervenants du H-3 encaissent la gifle. Ils sont sonnés.

Dans les prochains jours, ces intervenants, dont certains ont peur et d'autres sont en colère, devront faire un formidable effort de contrôle. «Il faut qu'on reste en béton», dit Jacques Larose. Ce patient, à qui ils auraient peut-être envie de balancer un coup de poing, ils lui parleront civilement. À l'heure de la collation, on lui servira gentiment, comme aux autres, son verre de lait et son biscuit.

C'est la vie à l'institut Philippe-Pinel. Le seul hôpital psychiatrique à sécurité maximum au Québec. Les 280 patients qui s'y trouvent ont un grave problème de santé mentale et ont commis un délit, ou alors sont jugés dangereux. Ces 280 patients sont arrivés au bout de la ligne des soins psychiatriques.

Le grand terminus de la santé mentale.

* * *

Des acting out majeurs comme celui-là ne surviennent pas tous les jours à Pinel, loin de là. Des 30 000 interventions réalisées chaque année par les agents, seules 105 sont de grandes urgences.

Il faut dire que, dans cet hôpital bien particulier, tout est calculé pour réduire les risques. «Il n'y a pas une décision sur le café qui va se prendre à Pinel sans qu'on pense au risque, résume Pierre Gendron, responsable des services externes de l'hôpital, qui a passé toute sa carrière à l'institut. Penser au risque, à Pinel, c'est comme penser à l'asepsie dans une salle d'opération. C'est une évidence.»

LE BOUT ROUGHDécembre 2006. Normand Brathwaite, d'une élégance sobre dans son complet noir, foule le tapis rouge au bras de son épouse. C'est aujourd'hui que le gala des prix Gémeaux rend hommage à ce géant du petit écran québécois. L'homme-orchestre est en terrain connu. Il a lui-même animé ce gala durant 13 ans.

Devant les flashs des caméras, Normand Brathwaite affiche un franc sourire. Pourtant, ce soir-là, il est au pire d'une dépression qui le torture depuis près de deux ans. Ce soir-là, on salue sa fructueuse carrière alors qu'il n'est même pas en état d'accepter un compliment sur ses chaussures.

Calé dans son siège en velours, il est bourré de Cipralex, un antidépresseur. Sa femme, Marie-Claude Tétreault, et la comédienne Sophie Lorain sont assises à côté de lui. Elles lui tiennent la main. «Respire, lâche pas, respire!» lui répètent-elles. «Prends-le, prends-le, ça ne repassera pas», lui murmure Guy A. Lepage, assis juste derrière.

Sur la scène, plusieurs artistes lui rendent un vibrant hommage. «T'es comme le fils que je n'ai jamais eu», lance Denise Filiatrault. Normand Brathwaite ne peut contenir ses larmes. Dans son discours entremêlé de sanglots, il remercie son médecin, sa thérapeute et sa pharmacienne.

Les gens assis devant leur téléviseur ont trouvé la boutade amusante.

Ses proches savaient, eux, que ce n'était pas une blague.

LES MONTAGNES RUSSES

Nous sommes le 17 juillet 1997, par une moite soirée estivale. L'humoriste Michel Courtemanche est complètement déprimé. Dans quelques heures, il grimpera sur une scène au Vieux-Port de Montréal. Il n'a pas pris la puissante dose de calmants dont il a d'ordinaire besoin pour lui permettre de fonctionner avec toute la cocaïne qu'il s'envoie dans le nez. Pas le goût. Au début de la soirée, il a fait un saut au théâtre Saint-Denis pour y présenter un numéro. La catastrophe. Personne n'a ri. L'humoriste s'en moque éperdument.

Il poursuit sa route, traînant sa carcasse amochée par des semaines de party jusque sur la scène du Vieux-Port.

Il n'a pas envie d'y monter. Il tremble. Il pense à ses calmants. Il refuse de les avaler. Ce soir, c'est décidé, tout ira mal.

Le spectacle débute. Le public applaudit l'humoriste, dont les mimiques loufoques et les grimaces ont déjà conquis les foules un peu partout en Europe. Au Québec, c'est l'un des artistes de l'heure.

Michel fait son show. Une quarantaine de minutes. Il trouve ses numéros ennuyeux à mourir. Son corps est fatigué. Son cerveau aussi. Il voit les journalistes et les photographes dans les gradins. Il s'emmerde. Il bloque.

«Le spectacle est fini, je suis gelé. Faites-vous rembourser», lance-t-il tout bonnement. La foule proteste. Il se donne une deuxième chance. Il reprend. Quelques secondes. Il bloque à nouveau. Il quitte la scène.

«Ça ressemble beaucoup à un suicide artistique. C'était ça aussi», laisse tomber Michel Courtemanche, neuf ans plus tard, dans un café du boulevard Saint-Laurent.

LE JOUR OÙ TON GRAND-PÈRE EST MORT

Dans quelques années, Jean-François devra avoir une conversation douloureuse avec sa fille. La petite sera devenue une adolescente. Elle sera en âge de savoir. Quand viendra le moment, Jean-François aura de la difficulté à trouver les mots. L'histoire se résume pourtant en deux phrases. Il y a plusieurs années, j'étais malade, devra-t-il dire à la petite. Et j'ai tué ton grand-père.

Il ne lui décrira pas cette scène, à laquelle il repense pourtant chaque jour de sa vie. Il ne lui parlera pas du soleil, de l'arme, des cris. Il ne lui parlera pas de ce qu'il me raconte aujourd'hui, ses larges épaules affaissées, sa figure pâlie par ce récit difficile.

Non, ce qu'il lui expliquera, ce sont les mois d'avant. Ces interminables semaines où il a vécu la tête déchirée en deux. Déchirée entre le Bon et le Méchant. Il lui parlera de la voix douce du Méchant, qui lui chuchotait qu'un complot se tramait contre lui, qu'on allait le tuer. Et de la voix claire du Bon, qui répliquait que tout cela n'avait aucun sens. Que personne ne lui en voulait.

Dissimulé derrière le masque de sa vie sans histoire, Jean-François assistait donc en silence au combat des deux avatars créés par son esprit. Il avait 32 ans, une femme qu'il aimait. Un bon travail de mécanicien. Il passait de longues heures au boulot. Il venait d'avoir une jolie petite fille.

Mais chaque matin, en sortant de la maison pour aller au travail, il regardait sous sa voiture. Une bombe y a certainement été placée, murmurait le Méchant. «Quand je m'arrêtais aux feux rouges, j'avais peur que quelqu'un me tire dessus d'une autre auto. Je me penchais jusqu'à ce que la lumière change.»

LOFT STORY

«Je me coupe, je me magane le corps avec tout ce qui me passe sous la main. Aiguille, vitre, rasoir. Je le fais encore, je ne peux pas me contrôler.» Un cri du coeur, choquant, froid, insoutenable, soufflé d'une voix monotone, presque un murmure. C'est celui de Katy. Elle n'a que 18 ans. Sur sa jambe, elle a gravé le mot dead. Un tatouage macabre, signé à la lame de rasoir. «C'est pire sur le reste de mon corps. Tu ne veux pas voir ça.»

Une cigarette roule entre ses doigts. Elle hésite avant de raconter une jeune vie de souffrance, la sienne, à un inconnu.

L'an dernier, son parcours en dents de scie l'a amenée ici, aux résidences Paul-Pau, deux duplex situés côte à côte dans une rue tranquille de l'est de l'île. Une ressource externe de l'hôpital Louis-H.-Lafontaine, destinée uniquement aux jeunes.

Katy y partage un toit avec sept colocataires âgés de 16 à 20 ans, tous lourdement hypothéqués par des problèmes de santé mentale. À leur âge, la plupart des jeunes préparent leur bal de fin d'année, leur entrée au cégep ou à l'université, un voyage. Ils ont la tête pleine de projets, de rêves et d'illusions.

Les jeunes pensionnaires de Paul-Pau, eux, ont tiré le mauvais numéro. Ils ont enduré toutes sortes d'abus, ont grandi dans des familles dysfonctionnelles et ont écumé les centres jeunesse.