Quand l'obstétricien de garde à l'hôpital Royal Victoria lui a demandé s'il voulait couper le cordon ombilical, Mark Schouls n'a pu s'empêcher de railler : «Quoi? Vous voulez que je finisse votre travail en plus?»

Encore secoué, les bras couverts de sang, l'homme venait tout juste d'assister - seul - à l'accouchement de sa conjointe, Karine Lachapelle. Malgré leurs appels à l'aide répétés, les deux Montréalais avaient mis leur enfant au monde dans une chambre de l'hôpital, sans le soutien d'un médecin, ni même d'une infirmière.

«Avoir à accoucher seul est une chose. Il peut y avoir des accidents, à la maison ou dans un taxi, par exemple. Mais à l'hôpital? C'est le comble de l'ironie!» laisse tomber M. Schouls, qui se remet à peine de son expérience.

L'accouchement était pourtant prévu. Planifié, même : le 13 mai, en soirée, un médecin résident avait administré à Mme Lachapelle un médicament (le cervidil, ou prostaglandine), destiné à provoquer le travail. «Il m'a dit que j'aurais le bébé dans la journée du lendemain», raconte-t-elle.

Convaincu que la jeune femme n'accoucherait pas avant plusieurs heures, le médecin l'a fait installer dans l'aile «ante-partum» de l'hôpital, où des femmes présentant des grossesses à risque sont gardées en observation. Cette nuit-là, selon le couple, une seule infirmière y était responsable de 14 patientes.

Mme Lachapelle a subi son dernier examen vers 4 h du matin. Le col utérin était dilaté de 2,5 centimètres. Une résidente lui a dit que c'était «bon signe». Puis, elle est partie... pour ne plus revenir.

Sauf que le travail était bel et bien commencé. Et les contractions, de plus en plus intenses.

«Je partageais une chambre avec deux autres femmes, raconte Mme Lachapelle. Elles dormaient, les pauvres. Je suis sortie de la chambre pour ne pas les déranger. Quand tu as des contractions, tu n'es pas nécessairement silencieuse. Tu as besoin de respirer et de... t'exprimer. Surtout si tu n'as rien pour soulager la douleur.»

Pendant près d'une heure, la jeune femme a fait les cent pas dans un couloir sans éclairage. À 4 h 55, elle n'en pouvait plus. «Nous sommes retournés à la chambre et nous avons commencé à appeler l'infirmière, raconte M. Schouls. J'ai appuyé sur le bouton d'appel. Encore et encore.» Pas de réponse.

À 5h, les eaux ont crevé. Et c'est en chuchotant que Mme Lachapelle l'a annoncé à son homme. «Pour ne pas réveiller les deux autres femmes», précise-t-elle. Mais toujours pas d'infirmière. M. Schouls continuait de sonner fébrilement, incapable de quitter sa conjointe. «Je n'arrêtais pas de lui dire: "Ne me laisse pas ici. Je ne veux pas être seule."»

À 5h10, Mme Lachapelle n'avait plus la force de chuchoter. Elle hurlait. L'infirmière est enfin apparue sur le pas de la porte. Sans même entrer dans la chambre sombre, elle a assuré qu'elle serait là dans une minute. «J'ai crié : "Allez chercher le médecin! Maintenant!"» raconte M. Schouls. Mais elle était déjà repartie.

«À 5h15, Karine a eu une énorme contraction. Elle était encore debout. Elle s'est mise à trembler violemment. J'ai senti ses jambes s'ouvrir.» La jeune femme est alors tombée à la renverse, sur le lit. «C'est là que j'ai vu le bébé sortir jusqu'à la taille. Son visage baignait dans une grosse flaque de sang. Et il n'y avait pas d'infirmière ni de médecin.»

Alors, le gestionnaire de produits informatiques n'a pas hésité. «J'ai attrapé le bébé et je l'ai sorti. Puis, je l'ai tourné parce que j'avais peur qu'il se noie dans tout ce sang. Il s'est mis à respirer et à pleurer. Je l'ai posé sur le ventre de Karine, qui l'a tiré jusqu'à elle.»

M. Schouls s'est ensuite précipité dans le couloir en hurlant : «Où est le foutu médecin?» Il lui a fallu cinq minutes pour le trouver, dans l'aile voisine, réservée aux accouchements. Kristophe, le bébé, se portait bien. Son père, par contre, était en état de choc. «Il tremblait de tous ses membres», raconte sa conjointe.

Pas d'excuses officielles

«J'ai perdu mon sang-froid, avoue M. Schouls. Pendant 20 minutes, j'ai appuyé sur ce bouton d'appel, sans obtenir la moindre réponse. C'est ce qui m'a tant énervé. Nous nous sommes sentis très seuls dans cet hôpital.»

Après avoir retrouvé son calme, M. Schouls a tenu à s'excuser auprès de tout le monde pour ses écarts de langage. Mais personne n'a cru bon lui rendre la pareille. Aucune enquête n'a été lancée pour faire la lumière sur ce cafouillage - d'autant plus étonnant que le Royal Victoria est un hôpital universitaire réputé pour la qualité de ses soins obstétriques.

Mme Lachapelle estime que l'institution a pourtant des leçons à tirer de sa mésaventure. «Après coup, une infirmière nous a confié qu'elle refusait de travailler dans l'aile ante-partum. Être responsable de 14 patientes, selon elle, c'est beaucoup trop. Si les choses tournent mal pour deux femmes en même temps, laquelle choisir?»

Invité à s'expliquer par La Presse, l'hôpital Royal Victoria a préféré se murer dans le silence.

«Ma crainte, c'est que la même chose arrive à d'autres, mais qu'il y ait des complications, dit M. Schouls. Que se serait-il passé si le bébé avait eu le cordon enroulé autour du cou, ou s'il n'avait pas respiré à sa naissance? Il aurait eu des problèmes. Et les responsables de l'hôpital se seraient retrouvés, eux aussi, avec de gros problèmes.»