L'ambitieux projet d'informatisation des dossiers médicaux pour tous les Québécois vogue vers la catastrophe. Lancé en 2006, le Dossier santé Québec (DSQ), actuellement le plus important mandat informatique dans l'ensemble du gouvernement du Québec, devait s'étendre sur quatre ans, et se terminer en juin 2010.

À la fin de 2009, le tiers du travail seulement est réalisé - Ottawa devait payer 300 des 563 millions de dollars que coûtera le projet. Or jusqu'ici le fédéral a versé 92 millions des sommes provenant du fonds Infoway, un reflet fidèle de l'état d'avancement du dossier.

 

Le scepticisme de tout le réseau de la santé par rapport à ce projet est apparu clairement hier matin. Après sa présentation devant les dirigeants d'établissement, au congrès annuel de l'Association québécoise d'établissements de santé et de services sociaux (AQESSS), le sous-ministre Bernard Lefrançois s'est fait demander publiquement «Y a-t-il un pilote dans l'avion?». «C'est moi maintenant», a-t-il répliqué, surpris.

M. Lefrançois venait d'annoncer que le Ministère avait décidé de reprendre la maîtrise d'oeuvre de ce projet complexe, attribué depuis le début à un groupe, important, de consultants informatiques - plus d'une centaine de «ressources externes» à temps plein, dont les moins bien rétribués gagnent 100$ l'heure, a appris La Presse.

Au surplus, le haut fonctionnaire avait annoncé que le projet qui se voulait «global» à l'origine, allait être scindé en quatre modules distincts, des bases de données moins complexes.

Or, trois ans plus tôt, sur la même tribune, son prédécesseur avait expliqué que c'était précisément pour accélérer les choses que le gouvernement avait décidé de largement faire appel aux consultants privés dans ce dossier.

Mercredi, le sous-ministre de la Santé, Jacques Cotton, avait eu bien du fil à retordre avec le critique péquiste à la Santé, Bernard Drainville, à la commission parlementaire de l'Administration publique réunie pour faire le suivi de la «vigie» décrétée par le vérificateur général pour ce projet problématique.

Fini l'échéancier...

Sans détour, le vérificateur Renaud Lachance a rappelé que la base de données était destinée à 95 000 utilisateurs (médecins, infirmières et pharmaciens), dans tout le réseau de la santé, à l'origine. Or, même un an après l'échéance prévue, elle ne rejoindra que 5500 utilisateurs, dans seulement 5 des 18 régions du Québec.

Le Ministère promet de rejoindre 37 000 professionnels, mais ne donne aucun échéancier pour cette cible, constate le vérificateur. Renaud Lachance souligne aussi que les budgets n'ont jamais été réévalués pour tenir compte des échéanciers transgressés. À Québec, un projet pilote devait être terminé à la fin de juin. Or, rien ne fonctionne comme prévu, et il a fallu ajouter une «seconde phase» à ce projet, qui reporte l'échéance d'un an.

Au début de 2008, La Presse avait révélé des irrégularités dans l'attribution de gigantesques contrats, dans le cadre de ce projet - par exemple, un contrat de plus de 100 millions avait été attribué à une filiale de Bell, seule soumissionnaire après que ses concurrents eurent été éliminés pour des raisons techniques. Par la suite, le vérificateur avait sévèrement blâmé le ministère de Philippe Couillard.

Cet été, après des mois de critiques du vérificateur, le ministre Bolduc a décidé de changer la «gouvernance» du projet. Issus du secteur privé, le consultant André Simard et une demi-douzaine de ses collaborateurs ont été mis sur une voie de garage. Depuis l'été, bon nombre de ces contrats de consultants n'ont pas été renouvelés une fois terminés.

Selon le ministre de la Santé, Yves Bolduc, «le projet va bien... contrairement à la perception». Il contredit le vérificateur général; il était prévu dès le début que le projet pilote serait prolongé. «On se rend compte qu'il y a des retards... j'avais dit 2011, cela peut être à la fin de 2010», précise le ministre.

En commission parlementaire, le sous-ministre avait soutenu que la banque de données serait disponible partout en 2011, mais «selon une géométrie qui pourrait varier selon la région». Pour lui, le niveau de débours d'Ottawa ne témoigne pas de l'avancement du dossier; des débours importants sont à prévoir au moment de la diffusion du logiciel, une opération qui se fera rapidement, explique-t-il.

«On s'en va dans le mur»

Certains des quatre volets ont bien fonctionné, l'informatisation de l'imagerie médicale est avancée. La base de données sur l'utilisation des médicaments est aussi en bonne voie. Devant la commission, mercredi, le sous-ministre Cotton expliquait candidement qu'il était «apparu nécessaire d'inverser l'approche globale» et de présenter plutôt «un portefeuille de projets».

Selon Bernard Drainville, critique péquiste à la Santé, «c'est bien évident que ce projet s'en va direct dans le mur. Bientôt on va parler d'un CHUM informatique». «On nous avait promis une auto fonctionnelle, on se retrouvera avec des pneus et des pièces détachées», résume-t-il. Depuis des mois, M. Drainville soutient que projet va dépasser le milliard, «il n'y a plus d'échéancier précis et, à partir de ce moment, cela devient un bar ouvert», prévient-il. Il salue la décision de «sortir les consultants externes pour reprendre le contrôle du projet».

En entrevue à La Presse, la présidente de l'AQESSS, Lise Denis, a reconnu que tout le réseau était perplexe devant cette aventure. Le DSQ a été lancé essentiellement parce qu'il y avait des fonds fédéraux disponibles, «s'il n'y avait pas eu d'argent fédéral, je ne suis pas certaine qu'on aurait commencé par là. C'est parti d'en haut vers le bas», déplore-t-elle.