Les ruptures de la carotide à la suite d'une manipulation cervicale sont très rares. Mais quand elles surviennent, les conséquences sont désastreuses. Il y a trois ans, le Bureau du coroner du Québec a mené une enquête sur la mort, à l'âge de 36 ans, d'une femme de Valleyfield à la suite d'un traitement cervical par son chiropraticien. Les recommandations du coroner, nombreuses, tardent à être mises en place. Et depuis, la manipulation a fait d'autres dégâts. Des personnes victimes d'un accident vasculaire, devenues invalides du jour au lendemain, poursuivent leur chiropraticien pour plusieurs millions. Et veulent qu'on resserre les règles en matière de chiropraxie.

Patrick Underwood se prépare à sa saison de golf. Un mal d'épaule l'incommode. Ce solide gaillard de 46 ans, adepte de ski, de canot et de plein air, décide de consulter son chiropraticien, en qui il a pleine confiance. Ce dernier lui demande de se coucher sur le dos, la tête dégagée de la table. Il procède à une rapide et brusque rotation de sa tête, vers la gauche, puis vers la droite. C'est ce qu'on appelle une manipulation cervicale haute.

 

M. Underwood se relève. En soirée, il ne va pas bien. Il souffre d'une douleur lancinante dans le cou. Le surlendemain, malgré la sensation qu'un son sourd parcourt sa nuque, il décide d'aller skier avec sa conjointe. Il ne descendra jamais la pente sur ses skis. Les laissez-passer qu'il vient à peine d'acheter lui glissent des mains. Il n'arrive plus à parler ni à bouger. Il ne le sait pas encore, mais il va bientôt frôler la mort. Il ne pourra plus jamais travailler ni conduire. Et il n'y aura plus jamais de saison de golf dans la vie de Patrick Underwood.

Il apprendra plus tard qu'il a eu une atteinte cérébrovasculaire aiguë (AVC) à la suite d'une «dissection» de l'artère carotide droite. On doit lui ouvrir le crâne six fois pour limiter les dommages cérébraux. C'était au mois de mars 2006. Au mois de mai dernier, son avocat, Me Serge Dubé, spécialisé dans les causes médicales, a intenté une poursuite de 5 millions en son nom et au nom de sa conjointe contre Normand Voisard, le chiropraticien qui a pratiqué les manipulations cervicales.

Dans sa défense, le chiropraticien nie en bloc les accusations de M. Underwood. Il admet toutefois qu'il a procédé à plusieurs ajustements cervicaux sur son patient, à qui il avait donné sept traitements dans les semaines qui ont précédé l'AVC. Il doit appuyer sa défense par une contre-expertise. Ni lui ni son avocat, de la firme Marchand Mélançon Forget, n'ont donné suite aux demandes d'entrevue de La Presse.

La poursuite de M. Underwood s'appuie sur plusieurs expertises, dont celle de la Dre Louise-Hélène Lebrun, neurologue de renom de l'hôpital Notre-Dame. Après analyse, elle a conclu qu'il est «hautement probable qu'il y ait un lien direct avec la manipulation cervicale, la dissection carotidienne et l'accident cérébral, ainsi que l'invalidité importante».

Les spécialistes qui ont traité M. Underwood, notamment dans le Vermont et à l'hôpital Charles-LeMoyne, ont tiré les mêmes conclusions. Le Dr David S. Sinclair, de l'Institut de neurologie de Montréal, a écrit à la Régie des rentes du Québec: «Dissection de l'artère suivant un traitement chiropratique.»

Un chiropraticien appelé lui aussi à se prononcer, le Dr Michel Charbonneau, est allé plus loin en indiquant que, selon lui, le traitement «n'avait pas sa raison d'être»: «Le traitement par manipulation ou par ajustement cervical n'est pas justifié pour une condition à l'épaule, en l'occurrence une tendinite.»

Me Serge Dubé, avocat de Patrick Underwood, explique pour sa part que le noeud du problème réside dans le «consentement éclairé» des patients. «Les accidents vasculaires cérébraux sont peu fréquents et, pour cette raison, plusieurs chiropraticiens se disent que ça ne vaut pas la peine d'informer leur patient de ce risque. C'est peut-être peu fréquent mais, quand une dissection survient, c'est la marchette qui vous guette.»

Malgré cinq mois de réadaptation, au cours desquels il a dû réapprendre à parler et à marcher, M. Underwood est demeuré paralysé du côté gauche. Il marche avec une canne. Il a une orthèse à la jambe gauche. Sa vision est gravement atteinte. Il a des troubles de concentration et devra prendre des médicaments contre l'épilepsie pour le reste de ses jours. Celui qui était auparavant fier directeur des ventes d'une grande entreprise pancanadienne est aujourd'hui invalide.

Sa conjointe, Marie Drouin, et lui expliquent qu'ils ne partent pas en croisade contre les chiropraticiens ni contre la profession. Mais ils aimeraient que la pratique de la manipulation cervicale soit mieux encadrée, mieux définie. Que les chiropraticiens soient obligés d'informer leurs patients des risques, et qu'on fasse signer un formulaire de consentement aux patients.

«C'est difficile de dire aujourd'hui ce que j'aurais fait si j'avais connu les risques puisque je n'en ai pas eu la chance. Mais il est clair que je n'aurais pas signé un consentement expliquant clairement les risques. C'est une manipulation qui n'a pas sa place», estime M. Underwood, qui a accepté de partager ses douloureux souvenirs de l'accident avec La Presse.

Marie Drouin, qui doit désormais l'accompagner dans plusieurs activités courantes de la vie et qui réclame elle aussi des dommages en cour, se demande pour sa part pourquoi on donne aux chiropraticiens le titre de docteur. C'est elle qui a entamé les démarches judiciaires, alors que son mari était encore en réadaptation, loin de connaître toute la portée de son accident cérébral.

«Il me semble qu'un médecin ne ferait pas un traitement dangereux à ce point sans prévenir son patient des risques. Patrick a failli mourir. On n'appelle pas «docteur» les physiothérapeutes ou les ergothérapeutes. Alors je me demande pourquoi les chiropraticiens ont ce titre», déplore-t-elle.

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Quelques chiffres

2,5 millions

Ajustements cervicaux pratiqués chaque année au Québec.

De 35% à 40%

Proportion que représente la manipulation cervicale haute dans la pratique des chiropraticiens.

1183

Nombre de chiropraticiens accrédités par l'Ordre au Québec.

Nº 1

La chiropratique occupe le premier rang des différents types de soins naturels dans le monde.

 

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La manipulation cervicale

La manipulation cervicale haute (ou ajustement de la colonne cervicale) a été introduite au XIXe siècle par le fondateur de la chiropraxie, Daniel David Palmer. Les chiropraticiens soutiennent que cette manoeuvre permet de soulager la douleur. L'ajustement de la colonne cervicale (1) consiste à imprimer à la tête une rotation rapide et brusque d'un côté puis de l'autre. Il peut en résulter une rupture de l'une des artères vertébrales (2) qui courent de chaque côté de la colonne cervicale et irriguent le cerveau. En de rares cas, la

manipulation peut entraîner la rupture de la carotide (3). La déchirure peut provoquer la formation d'un caillot qui, s'il se déplace jusqu'au cerveau (4) par les artères cervicales, causera un accident vasculaire cérébral.

Source: The Duke Encyclopedia of New Medecine