Il y a un an à peine, Marie-Claude Lemieux naviguait sur un voilier en direction des Îles-de-la-Madeleine avec son mari Frédéric Boulianne, sa petite Nakina d'un an et son fils nouveau-né, Isaac. Le soleil brillait, des amis les attendaient à chaque escale. La vie était belle.

Après 60 jours, le voyage en bateau se termine brutalement avec le décès d'Isaac. Mort subite du nourrisson. Les parents sont effondrés. Marie-Claude, 29 ans, psychoéducatrice dans un centre pour jeunes déficients et Frédéric, presque 40, prof d'éducation physique au secondaire, vivent leur deuil pendant de longs mois.

Au printemps dernier, ils commencent à se relever de ce grand malheur. Le 14 février, Frédéric et Marie-Claude fêtent la Saint-Valentin devant un plantureux gigot d'agneau. Deux jours plus tard, il en reste encore. Frédéric prévoit faire un pâté chinois avec les restes.

Mais il n'y aura pas de pâté chinois. Parce que ce jour-là, le 16 février 2009, Marie-Claude Lemieux est entrée en prison.

Ce jour-là, Marie-Claude, une grande sportive pétante de santé, est allée s'entraîner au centre de conditionnement physique. Elle a pris une longue douche. Elle séchait ses cheveux quand elle a ressenti de drôles d'étourdissements. Elle s'est étendue par terre. On a appelé le 911.

Marie-Claude venait de ressentir les premiers signes d'un accident vasculaire cérébral. Un AVC qui se produisait dans une zone bien précise de son tronc cérébral, entre le cerveau et la moëlle épinière. Dans cet endroit, gros comme le bout d'un doigt, passent les fibres nerveuses qui commandent la motricité du corps. La motricité de tout le corps.

Après quatre jours de coma à l'hôpital de Gatineau, la jeune femme se réveille avec tous les muscles du corps paralysés. Elle ne peut bouger que son oeil droit. Marie-Claude est parfaitement consciente. Elle voit tout. Elle entend tout. Elle comprend tout. Médicalement, ça s'appelle le syndrome de verrouillage. En anglais, on dit locked-in. Marie-Claude Lemieux est enfermée. Prisonnière de son propre corps.

«Des amis m'ont dit qu'on avait gagné le million du malheur, dit Frédéric. Mais moi, je refuse de voir les choses de cette manière.»

***

Il est onze heures. Comme c'est l'habitude à cette heure-là, Frédéric et Nakina, qui a maintenant deux ans, viennent voir maman à l'hôpital. Nakina a pris ses habitudes à l'Institut de réadaptation. En arrivant, elle sort sa petite trousse-jouet de médecin. Elle épingle sur sa robe prune son «insigne» médical. «Docteur Nakina» s'asseoit sur le lit d'hôpital de sa mère.

Le corps presque totalement inerte de Marie-Claude Lemieux est recouvert d'une doudou verte. La jeune femme a une trachéotomie à la gorge, puisque les muscles respiratoires sont aussi - pour l'instant - paralysés. On lui a inséré un tube de gavage directement dans l'estomac. Elle est incapable de manger ou de boire, puisque son réflexe de déglutition est -encore pour l'instant- très lent.

Elle porte aussi une sonde urinaire et des bas anti-emboliques, pour éviter que des caillots ne se forment dans ses jambes toujours au repos. Elle se déplace dans un fauteuil roulant qu'il faut incliner vers l'arrière pour éviter que sa tête tombe. On la fait passer du lit au fauteuil à l'aide d'un lève-personne, surnommé «Claude» en l'honneur du comédien Claude Legault, que Marie-Claude adore.

Depuis des semaines et pour des mois encore, une batterie de spécialistes stimulent la  musculature immobile de Marie-Claude. Physiothérapie, ergothérapie, orthophonie. Objectif: bouger. «Le moindre mouvement est une grande victoire», souligne Marc-Alexandre Wagnac, physiothérapeute. Depuis quatre mois, Marie-Claude a fait d'immenses progrès. Elle bouge maintenant les deux yeux, plusieurs orteils, fait des mouvements latéraux de la tête et parvient à soulever le majeur et l'index de la main droite.

Et surtout, elle a recouvré la mobilité d'une partie du visage.  Elle peut communiquer en articulant silencieusement les mots. Elle fronce les sourcils quand elle n'est pas contente. Elle rit, en arquant sa tête vers l'arrière.

Et quand elle rit des blagues de son mari, on voit la femme qu'elle était avant. Vive, ricaneuse, prête à toutes les aventures. On voit aussi que cette femme existe encore, là, derrière les barreaux de cette prison de chair.

Et cette femme, elle veut vivre. «Dans les premiers temps, je lui ai demandé, raconte Frédéric. Veux-tu vivre ou mourir? Moi, je vais être là pour toi quoi que tu décides.» Avec son oeil droit, car c'est tout ce qui bougeait, Marie Claude lui a dit qu'elle ne voulait pas mourir.

Et depuis, elle se bat. Première étape, et la plus importante pour Marie-Claude: manger. Elle n'a rien ingéré depuis quatre mois. Malgré les solutés, elle est tenaillée par la soif, à cause des médicaments qui assèchent sa bouche. Mais pour réapprendre à manger, Marie-Claude doit reconditionner son réflexe de déglutition.

Chez Danielle Forte, son orthophoniste, elle essaie pour la première fois ce matin de sucer un glaçon et d'avaler un peu d'eau. De l'eau a été congelée dans un gant de latex. En coupant le gant, on obtient un petit doigt de glace. Au creux de son coude, Danielle Forte tient la tête de Marie-Claude très droite. «Vas-y!» Marie-Claude arrondit péniblement sa bouche pour sucer ce curieux popsicle et ainsi avoir l'immense satisfaction de sentir un peu d'eau fraîche dans sa bouche desséchée. L'effort est immense. Marie-Claude pleure.

«Veux-tu arrêter?», lui demande Danielle Forte. Elle fait non de la tête. «J'ai eu peur de m'étouffer», articule-t-elle silencieusement.

Ces quelques gouttes avalées sont un grand pas en avant. Car Marie-Claude rêve de boire et de manger. Qu'est-ce que tu mangerais, Marie-Claude, si tu pouvais? «De la poutine», articule-t-elle. «Du popcorn maison.» Frédéric est, semble-t-il, le champion du popcorn maison éclaté à la poêle dans l'huile d'olive.

«Hé que ça va être bon, du popcorn en purée!», lance-t-il malicieusement. Et Marie-Claude éclate de son beau rire silencieux.

***

Avaler seule, respirer seule, cela mènera Marie-Claude à un autre possible progrès: parler. Il est possible qu'elle y arrive. Mais il est aussi possible que non. La jeune femme travaille donc d'autres techniques de communications. Elle articule les sons, se sert aussi de l'alphabet ESARIN, utilisé par les malades atteints du syndrome de verrouillage.

Et elle apprend aussi, avec ce léger mouvement de deux doigts de la main droite, à actionner une souris adaptée, qui contrôle un ordinateur fait pour communiquer. Marie-Claude compose ses phrases et l'ordi les prononce, avec une curieuse voix de femme mécanique.

Avec cet appareil, Marie-Claude s'affaire à continuer la liste de choses à mettre dans la valise de Nakina, qui partira en vacances dans quelques temps avec son père. Entre la crème soleil et l'imperméable, elle s'est interrompue, un jour, pour rédiger un message important à l'endroit de son conjoint: «Nakina a fait pipi.» Papa avait oublié la couche-culotte et Nakina faisait son petit besoin sur une chaise de plastique.

Une mère reste une mère. Même avec un corps paralysé.

D'ailleurs, les premiers «mots» de Marie-Claude après l'AVC ont été pour sa fille. Frédéric feuillette le petit cahier dans lequel il a consciencieusement colligé les premiers mots de Marie-Claude alors qu'elle était encore aux soins intensifs.

Premier mot: «maman».

Puis: «Nakina»

Et: «tout perdu.»

***

Après le 16 février, il s'est passé trois semaines avant que Frédéric ne retourne dans leur maison de Maniwaki. Sur la table du salon, il y avait un catalogue Sears ouvert, celui que Marie-Claude avait feuilleté avant son départ au centre sportif. Elle cherchait un cadeau d'anniversaire pour sa fille. «La vie s'était arrêtée», dit Frédéric.

Dans le frigo, le reste de gigot d'agneau était encore là. Frédéric l'a jeté à la poubelle.

Frédéric a filmé son arrivée à la maison. Il a filmé sa marche en forêt, le lac qui avait calé. Il s'est levé la nuit pour enregistrer le chant du huard. A son retour à l'Institut de réadaptation, il a fait voir tout ça à Marie-Claude.

«Le plus dur, dit-il, c'est faire un virage à 180 degrés dans notre vie. Voir notre petite fille qui va avoir tout ça dans sa vie. Et moi aussi, là-dedans, j'en mange une sale. Je suis en voyage depuis quatre mois, mais j'avais pas vraiment choisi ma destination.»

Et le plus dur pour Marie-Claude? «C'est long», articule-t-elle. Réapprendre à respirer, à manger, à parler, à bouger. Tout ça est infiniment long. Elle en a encore pour plusieurs mois à l'institut, puis habitera quelques mois dans un CHLSD de Maniwaki, en attendant que leur maison soit prête à l'accueillir.

Mais pour ça, il faut des sous. Beaucoup de sous. Parfois, Frédéric se réveille la nuit en pensant à l'argent qu'il faudra amasser pour que Marie-Claude puisse dormir dans leur maison, manger du popcorn à l'huile d'olive et entendre le cri du huard dans la nuit.