C'était un véritable rayon de soleil. Une jeune femme brillante, sportive, musicienne. Après plusieurs années d'études, elle a enfin décroché son diplôme de médecine. Elle a décidé de parfaire sa formation aux urgences d'un hôpital de l'Ouest canadien, question de voir du pays.

Un soir, l'an dernier, un homme est arrivé en état de choc anaphylactique. Il s'était fait piquer par une abeille. La jeune omnipraticienne l'a soigné. Il a survécu. Mais le chef des urgences a passé un commentaire sur la qualité de l'intervention du médecin. C'est la goutte qui a fait déborder le vase.

La jeune femme s'est retirée à l'écart avec le dossier de son patient. D'un grand trait, elle y a inscrit qu'elle venait de commettre une erreur. Qu'elle ne pouvait pas vivre avec cela. Elle a pris un bistouri et s'est ouvert les veines dans le bois derrière l'hôpital. Elle est morte.

Dans le réseau de la santé, on ne parle pas de ce suicide. Ni des autres, d'ailleurs. C'est la culture médicale qui est en cause. «Nous sommes très réticents à aller chercher de l'aide. Et la qualité de l'acte médical finit toujours par en souffrir», explique le Dr William J. Barakett, président et cofondateur du Programme d'aide aux médecins du Québec (PAMQ), le seul à avoir accepté de relater le suicide de la jeune femme, pourtant bien connu dans le milieu.

L'an dernier, 978 médecins ont fait appel au PAMQ. Des praticiens au bord du gouffre qui ont tout tenté pour s'en sortir eux-mêmes avant d'avoir recours au service, qui garantit pourtant la confidentialité totale.

La Dre Suzanne Thibault*, omnipraticienne d'expérience, est parvenue à s'en sortir sans le programme, grâce à l'aide d'un confrère psychiatre. «Mais je me suis poussée jusqu'à la dernière extrémité», résume-t-elle. Dans un café anonyme de la grande région métropolitaine, la quadragénaire a accepté de partager avec La Presse sa douloureuse expérience. Entre deux bouchées d'un repas pris au beau milieu de l'après-midi à cause de l'état de santé d'un patient, elle a raconté comment était sa vie «avant».

«La veille, ça allait super bien, j'avais ma vie bien en main. Deux enfants, un chien, une belle maison, le gym trois fois par semaine, le chant, le piano... Mes journées étaient remplies de 6h30 le matin jusqu'à 22 h. Ma vie était équilibrée, réglée au quart de tour, jusqu'à ce qu'un tsunami me passe dessus. J'ai frappé le mur à 150 km à l'heure.»

Elle ne veut pas entrer dans les détails de l'événement déclencheur, mais il s'agit d'un bouleversement familial soudain, comme il en arrive tant. Tout a chaviré du jour au lendemain. «Dans le fond, ç'aurait pu être un accident de voiture ou une menace de poursuite par un patient», dit-elle.

Pendant huit jours, elle n'a pas dormi. Elle a perdu du poids de façon fulgurante et s'est mise à faire de l'anxiété. Elle s'est prescrit à elle-même des médicaments pour dormir, pour se calmer. Mais rien n'y faisait. «Je savais très bien ce que j'avais. Un trouble d'adaptation comme il m'est souvent arrivé d'en soigner au cours de mes 24 années de pratique. Je me disais que je savais quoi faire.»

C'est finalement une vieille dame, une patiente qu'elle suivait depuis des années pour une dépression, qui lui a ouvert les yeux à la fin de son examen. «Elle a posé sa main sur la mienne et elle m'a demandé: "Mais qu'est-ce qui ne va pas, docteure?" J'ai éclaté en sanglots. J'ai pleuré, pleuré et pleuré.»

À reculons, elle a consulté un psychiatre à qui elle avait l'habitude d'envoyer des patients. Il a usé de tous les arguments pour parvenir à la convaincre de prendre un congé de trois mois. Elle était certaine qu'elle n'aurait besoin que de deux semaines pour se remettre sur pied. Elle s'est finalement arrêtée durant quatre mois. Un seul de ses confrères est au courant du motif de son absence. Les autres «s'en doutent», dit-elle.

«Nous sommes tous des bibittes très performantes, des battants. Nous sommes prisonniers de notre perfectionnisme. Le joug du je ne suis pas bonne est très fort. Nous savons que nous ne sommes pas irremplaçables, mais nous nous sentons responsables de nos patients. Je connais certains de mes patients depuis 17 ans.»

Depuis le printemps dernier, La Dre Thibault a repris la médecine familiale, dont une grande part touche la pédiatrie et la psychiatrie. Les premières semaines de son retour progressif ont été difficiles: fatigue, maux de tête... Elle affirme qu'elle ne fera plus jamais autant d'heures de consultation qu'auparavant et tente d'apprendre à dire non.

«J'ai réalisé que je marchais constamment au bord du précipice sans m'en rendre compte. Il faut marcher à un pied du précipice si on veut avoir une marge de manoeuvre quand ça va mal.»

Quand on lui demande ce qui cloche à ce point dans la profession médicale, elle répond spontanément que le «milieu est vicieux».

«Ça commence dès les premières heures à la faculté de médecine. Nous sommes tous des premiers de classe et, soudain, nous ne le sommes plus, à travers un groupe entièrement constitué de premiers de classe. Je me souviens qu'on disait à nos superviseurs que les tours de garde de 24 heures n'avaient pas d'allure, mais ils répondaient qu'eux aussi étaient passés par là. Alors la compétition est forte, même entre résidents, pour décrocher le meilleur stage, avoir les meilleurs dossiers.»

***

La Dre Thibault a terminé son assiette. Elle téléphone à son fils de 10 ans pour s'assurer qu'il a décroché de l'ordinateur et commencé ses devoirs. La femme énergique au regard plein de compassion précise qu'elle n'a pas honte de son «burnout médical».

«Je ne suis pas plus faible ou moins forte pour ça, dit-elle. Il faut de l'indulgence. Un médecin ne peut pas se permettre de n'être là qu'à 100%, il se doit d'être là à 120%. Nous sommes toujours au front, dans un stress constant. Sauf que nous ne sommes pas que des médecins ou des encyclopédies médicales. Nous sommes aussi des personnes à part entière, avec une vie affective, et notre plus grande force peut devenir notre plus grande faiblesse.»

L'entretien avec le médecin prend fin dans un stationnement. La maman s'apprête à commencer son «quart de soir», à la maison. Perfectionniste en tout, elle prend bien soin de s'assurer que la journaliste ne se perdra pas en lui indiquant la bretelle à prendre.

*Nom fictif.