La consommation de cigarettes augmente de 3% par année en Inde et y tuera un million de personnes en 2010. Or voilà qu'un médecin et chercheur réputé de Montréal a été payé pour appuyer une compagnie de tabac dans un procès intenté par un fumeur de Bombay atteint du cancer du larynx.

Le Dr Jacques LeLorier - chef d'unité au Centre de recherche du CHUM et professeur aux facultés de médecine de l'Université de Montréal et de McGill - a signé une déclaration sous serment où il affirme que la fumée de tabac ne cause pas le cancer du larynx, un organe situé dans la gorge.

 

 

Le Dr LeLorier doit prononcer une conférence scientifique aujourd'hui à une séance de formation de la Fédération des médecins spécialistes du Québec, au Palais des congrès de Montréal. Au cours d'un entretien avec La Presse, il a dit qu'il avait été approché par un cabinet d'avocats de New York qui défend la Indian Tobacco Company contre un fumeur de Bombay.

Le chercheur, spécialisé en médecine interne, a ajouté qu'il avait été rémunéré pour signer cette déclaration sous serment de 15 pages, en 2009, mais il a refusé de révéler la somme. Il conclut sa déclaration sous serment ainsi: «En dépit des associations statistiques entre la fumée de cigarette et le cancer du larynx, la fumée de cigarette n'a pas été établie comme une cause de cette maladie».

Contre le consensus

Le Dr Fernand Turcotte, médecin en santé publique et expert reconnu sur le tabac, se dit scandalisé par une telle déclaration. «Le tabac cause le cancer du larynx, a-t-il martelé. La preuve est irréfutable. Cette déclaration sous serment est honteuse.»

«Le cancer du larynx est une maladie très rare, écrit le Dr LeLorier dans sa déclaration sous serment. La vaste majorité des fumeurs ne développent pas le cancer du larynx. Les données issues des études populationnelles sont discordantes avec une interprétation causale... Les modèles de la maladie, autant dans la population qu'à travers le temps, ne peuvent s'expliquer par les variations de la consommation de cigarettes.»

Ces conclusions vont à l'encontre du consensus établi par la communauté scientifique, rétorque le Dr Turcotte. Le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui relève de l'Organisation mondiale de la santé, affirme que «le cancer du larynx est l'un des cancers les plus fortement associés à la fumée de cigarette». Le CIRC souligne que le cancer du larynx est extrêmement rare chez les non-fumeurs.

Le Surgeon General des États-Unis a publié plusieurs rapports sur «les nombreuses preuves soutenant la conclusion selon laquelle la fumée de cigarette cause le cancer du larynx». «Comme pour le cancer des poumons, les risques relatifs (de cancer du larynx) augmentent beaucoup avec la durée de la consommation et le nombre de cigarettes fumées», signalent les Centres de contrôle des maladies des États-Unis.

De son côté, le Dr LeLorier cite des études antérieures à 1985. L'une d'elles date de 1953. Une autre a été réalisée par le Dr Richard Doll, un épidémiologiste mondialement reconnu. Celui-ci a déjà écrit que l'incidence du cancer du larynx a parfois suivi une direction opposée au cancer du poumon, lequel augmente en même temps que le tabagisme.

Nous avons cherché les articles publiés depuis par ce médecin britannique. En 1994, le Dr Doll signait un article où il affirmait ceci: «Des associations positives ont été établies entre la fumée de tabac et la mort causée par des cancers de la bouche (et) du larynx.»

Pourquoi citer de vieux articles, et passer sous silence les plus récents? «C'est Doll qui a mal agi, a répondu le Dr LeLorier. Les études populationnelles montrent que plus il y a de fumeurs, plus il y a de cancers du poumon; par contre, la courbe du cancer du larynx est plate chez les hommes et descendante chez les femmes.»

Pas une première

Ce n'est pas la première fois que le Dr LeLorier collabore avec la firme Jacob, Medinger&Finnegan, le cabinet d'avocats qui défend la Indian Tobacco Company. Son nom apparaît comme témoin expert pour ce même cabinet dans une cause opposant des compagnies de tabac et des fumeurs en Virginie-Occidentale.

Ce cabinet et d'autres ont été fortement critiqués par la juge Gladys Kessler, de la Cour fédérale du district de Columbia (Washington), lorsqu'elle a condamné des compagnies de tabac en vertu du RICO Act (Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act), en 2006. Le juge affirme qu'ils ont joué un rôle capital dans les campagnes de désinformation sur les dangers du tabac.

Joint par courriel, le Dr Prakash Gupta, directeur de l'Institut de santé publique Healis-Sekhsaria de Bombay, s'est montré surpris qu'un médecin canadien vienne appuyer une compagnie de tabac contre un malade. Lui et d'autres experts indiens ont décidé pour leur part d'appuyer le malade, de façon gratuite.

«Le Dr LeLorier ne comprend rien ni aux statistiques ni à l'étude des relations de cause à effet, nous a écrit le Dr Gupta. Son argument a été utilisé pendant un demi-siècle par les compagnies de cigarettes, et elles n'osent même plus le reprendre! L'association statistique est l'unique façon d'établir une relation de cause à effet.»

Le Dr LeLorier a rappelé La Presse et dit qu'il avait peut-être fait une «erreur politique», sa déclaration sous serment risquant d'être mal interprétée. Le Dr Turcotte affirme plutôt qu'il a commis une «faute professionnelle grave».