Depuis plus de 30 ans, des milliers de malades mentaux sont sortis des asiles québécois. Voilà maintenant que, sur le terrain, médecins et travailleurs sociaux se rendent à l'évidence: une petite partie des malades sont incapables de fonctionner en société. Et avec la disparition des institutions psychiatriques, ils n'ont nulle part où aller.

Dans les hôpitaux, ils encombrent pendant des mois les lits destinés aux patients en crise, ce qui contribue à faire déborder les urgences psychiatriques. Quand ils finissent par obtenir leur congé, un bon nombre d'entre eux se retrouvent à la rue ou en prison.

La situation est si critique que les gestionnaires de trois grands centres hospitaliers montréalais réclament carrément le retour à la vie en établissement pour cette minorité de patients, pour qui tout le reste a été tenté en vain.

Dans les prochaines semaines, des experts du CHUM, de l'hôpital Maisonneuve-Rosemont et de l'hôpital psychiatrique Louis-H.-LaFontaine recommanderont au ministère de la Santé de créer un centre de santé mentale d'une centaine de lits pour combler les besoins dans l'est de Montréal, a appris La Presse.

Cette proposition semble contraire à la tendance générale en psychiatrie. Mais ceux qui travaillent sur la ligne de front sont résignés: malgré les beaux principes, la désinstitutionnalisation n'est pas pour tout le monde.

«Nous, nous sommes dans les tranchées. Et même si ça peut surprendre, nous sommes arrivés à la conclusion qu'il faut un lieu d'accueil sûr pour les patients chez qui toutes les tentatives de réadaptation se sont soldées par des échecs», dit Paul Lespérance, chef du service de psychiatrie du CHUM.

Pas à leur place

À Louis-H.-LaFontaine, 67 des 369 lits sont occupés par des patients qui n'y sont pas à leur place. Ils y végètent depuis des mois, parfois même des années. «Ce sont des gens stables, mais qui ont besoin d'un encadrement formel. Les familles d'accueil ou les logements supervisés ne correspondent pas à leurs besoins», explique Krystyna Pecko, directrice des services professionnels.

«On a essayé la réadaptation avec ces gens-là et, malheureusement, ils ont atteint le maximum de leur potentiel, ajoute-t-elle. On parle donc d'hébergement à long terme.» La plupart de ces patients sont relativement âgés. Mais au CHUM, en plein centre-ville de Montréal, il s'agit surtout de patients psychotiques.

«Quand on les garde en institution, ils sont calmes, ça va. Mais si on les envoie en logement supervisé, leur état se détériore rapidement et ils doivent être réhospitalisés», explique le Dr Lespérance.

Des 60 lits de l'aile psychiatrique du CHUM, 12 sont occupés par ces patients qui rechutent sans cesse. «On est obligés de les garder pendant six mois, un an. L'un d'eux est parti après deux ans et demi! Il n'y a pas d'issue pour eux. Comme si on pensait que ces gens-là n'existaient pas. Je regrette, mais ils existent.»

Les oubliés du système

Le Dr Lespérance est conscient que la création d'un centre d'hébergement en santé mentale n'est pas dans l'air du temps.

«L'idée ne fait pas l'unanimité. Mais les penseurs qui ne jurent que par la réadaptation ont tort. Il va falloir que les gens du ministère commencent à se rendre compte qu'il y a des patients pour qui ça ne marche pas et qu'on n'a rien pour eux dans le réseau, nulle part. À un moment donné, il faut arrêter de jouer à l'autruche et se demander ce qu'on peut faire.»

Ces patients sont les oubliés du système. «On les parque un peu partout, dit la Dre Pecko. Le gouvernement a mis beaucoup d'efforts pour créer des ressources vouées à la réinsertion. Des centaines de milliers de patients sont placés en communauté, avec différents types de soutien. Mais on a peut-être oublié une dernière tranche de patients, pour qui aucun de ces programmes ne fonctionne. On en est là.»

À Maisonneuve-Rosemont, environ 10% des 50 lits de l'aile psychiatrique sont occupés par ce type de patients. D'après le Dr Lespérance, en tenant compte des patients de l'hôpital du Sacré-Coeur et du secteur anglophone, il ne serait «pas difficile» de remplir une institution de 300 lits pour répondre aux besoins de l'ensemble du territoire montréalais.

Pression sur les urgences

«Il y a des cas compliqués qui ne cadrent dans aucune case. Ils ne sont pas dans les cases, mais ils sont dans nos lits!» déplore le Dr Lespérance. Le problème se complique lorsque ça refoule aux urgences psychiatriques, qui débordent régulièrement.

Faute de place à l'étage, des patients en crise se retrouvent sur des civières, dans les corridors, avec un préposé à leur chevet en permanence parce qu'ils sont considérés comme à risque. «Les conditions d'hospitalisation des patients en attente de soins aigus sont franchement gênantes», admet le Dr Lespérance.

«On la sent, la pression, on étouffe, poursuit-il. L'automne dernier, il y a eu des débordements historiques en psychiatrie d'urgence. Non seulement chez nous, mais aussi à l'hôpital Douglas, qui a dû ouvrir une unité temporaire complète, et à Louis-H.-LaFontaine, qui a eu près de 40 patients en surnombre pour 12 civières.»

Ces débordements sont fréquents, confirme la Dre Pecko. «On a 67 patients qui devraient être ailleurs. Ça veut dire 67 lits qui ne sont pas disponibles pour des hospitalisations de courte durée. C'est beaucoup. On a des pressions, des réunions d'urgence... C'est un casse-tête régulier pour nous.»

Briser le triangle infernal

L'idée de mettre sur pied un centre d'hébergement en santé mentale réjouit Jocelyn Aubut, directeur général de l'Institut Philippe-Pinel. «J'aime autant les voir là que dans la rue ou dans les prisons!»

À Pinel, une cinquantaine de patients pourraient avoir leur congé «demain matin», dit-il, mais ils doivent rester faute de places adéquates dans le réseau.

Pour ces patients, un encadrement plus serré permettrait enfin de briser le «triangle infernal» hôpital-rue-prison, dit le Dr Aubut. «Toutes les études le démontrent: il y a un lien direct entre la fermeture de lits psychiatriques et l'augmentation du nombre de malades dans les prisons.»

La désinstitutionnalisation était «absolument nécessaire», souligne-t-il. «Mais au-delà de l'idéologie, la réalité nous frappe en plein front. Cette réalité, on peut la voir dans la rue Sainte-Catherine, dans les urgences, dans les prisons.»

«On espérait qu'avec la réadaptation on n'aurait plus besoin d'hébergement en psychiatrie, ajoute le Dr Lespérance. On se rend compte que ce n'est pas possible. Dans aucun domaine de la médecine, on n'est capable de traiter tous les patients. Appelez ça des échecs thérapeutiques si vous voulez, mais on en a tous. Maintenant, il faut se regarder dans le miroir et offrir à ces gens-là un milieu de vie adéquat. En tenant compte du fait qu'ils vont y être pour longtemps. C'est non seulement correct, mais c'est la chose humaine à faire.»