Depuis cinq ans, des milliers de patients qui s'étaient rendus aux urgences des hôpitaux de la région de Montréal ont rebroussé chemin avant d'avoir vu un médecin, souvent découragés par l'attente. Est-ce qu'un meilleur accès aux médecins de famille et un élargissement du champ d'action des pharmaciens pourraient régler une partie du problème?

Au cours des cinq dernières années, près de 65 000 patients ont quitté les urgences des trois hôpitaux formant le Centre hospitalier de l'Université de Montréal (CHUM), sans avoir vu un médecin. Et le portrait n'est pas plus rose dans les autres urgences de la région métropolitaine: dans les urgences des couronnes nord et sud, depuis cinq ans, près de 50 000 patients ont quitté les lieux sans avoir été vus par un médecin.

Au CUSM, qui englobe l'Hôpital général de Montréal, le Royal Victoria et l'Hôpital de Montréal pour enfants, on semble s'en tirer un peu mieux. On estime qu'entre 3 et 6% des patients rebroussent chemin avant d'avoir été soignés aux urgences. Mais l'établissement n'a pas été en mesure de fournir des données plus précises, cette semaine, à l'instar des autres hôpitaux.

À ceux de Laval et de Saint-Eustache, on admet d'emblée qu'une trentaine de patients rebroussent chemin chaque jour. Idem à l'hôpital Pierre-Boucher, sur la Rive-Sud de Montréal, où l'on estime que de 10 à 13,5% des quelque 55 000 patients qui s'inscrivent aux urgences chaque année, quittent les lieux avant d'avoir vu un médecin. Si l'on s'éloigne de Montréal, le Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CHUS) enregistre près de 10 000 départs chaque année, l'équivalant d'environ 10% de ses inscriptions aux urgences.

Ces données ont été obtenues grâce à la Loi d'accès à l'information. Jusqu'à maintenant, le centre universitaire mère-enfant Sainte-Justine a été le seul à se pencher sur les causes de ces départs, en dévoilant en mars dernier que près d'un patient sur cinq (17%) qui passe au triage quitte l'hôpital avant d'avoir vu un médecin. Dans la majorité des cas, les jeunes malades avaient été classés «semi-urgents» ou «non urgents» (catégorie 4 ou 5) au triage. Sainte-Justine s'affaire présentement à cibler les causes afin de redresser la situation.

Au centre-ville, les urgences de l'hôpital Saint-Luc enregistrent le plus haut taux de départs des trois hôpitaux formant le CHUM, avec un sommet de 5256 patients en 2010-1011. La directrice adjointe des affaires cliniques, Esther Leclerc, concède qu'il s'agit de patients dont l'état est jugé moins urgent. «On parle de patients qui se présentent pour un renouvellement d'ordonnance. En été, on a aussi des jeunes, la clientèle itinérante, et ça peut aussi être des gens qui se présentent un peu éméchés. Souvent de la clientèle ambulatoire, donc, et qui n'arrive pas nécessairement en ambulance.»

Temps d'attente

À la Cité-de-la-Santé de Laval, territoire où il n'y a qu'une seule salle des urgences pour une population de 400 000 habitants, avec une pénurie de médecins particulièrement marquée, 9324 patients ont quitté les urgences sans avoir vu un médecin au cours des 12 derniers mois, et 10 088 malades, entre 2009 et 2010. Le directeur adjoint des services professionnels et hospitaliers, François Scarborough, estime que la principale raison est le «temps d'attente.»

«Il ne faut pas se le cacher, c'est l'attente qui décourage les patients. Durant la nuit, nous sommes le seul endroit ouvert pour se faire soigner à Laval, fait-il remarquer. Certaines cliniques sont ouvertes le soir et les week-ends, mais pas la nuit. Il est clair qu'une partie de notre clientèle va se faire soigner à Montréal. Mais on pense qu'une partie du problème serait réglé si les gens avaient accès à un médecin de famille, s'ils pouvaient se faire soigner ailleurs, comme dans des groupes de médecine familiale (GMF).»

Il n'y a pas de solution miracle, ajoute M. Scarborough, mais l'hôpital espère régler une partie du problème en ouvrant prochainement un point de service dans l'ouest de Laval pour les personnes, souvent âgées, souffrant d'une maladie chronique.

«Il est clair qu'à un moment donné, il y a un point de rupture avec les patients dont l'état de santé est classé semi-urgent ou non urgent au triage. Ce qu'on tente de savoir, c'est ce qui arrive avec ces patients une fois qu'ils quittent les urgences sans avoir vu un médecin. On pense que ces gens attendent un peu, reviennent aux urgences, ou vont dans une clinique, ce qui engendre des coûts pour le réseau et du travail en double pour les infirmières et le personnel médical.»

À l'hôpital Pierre-Boucher de Longueuil, on fonde beaucoup d'espoirs sur des partenariats avec des cliniques réseau pour acheminer une partie de la clientèle. «On a actuellement 17 protocoles pour rediriger la clientèle, explique M. Donald Haineault, directeur du programme-clientèle santé physique médecine du CSSS. Et on a une infirmière qui réévalue la condition des patients après un certain délai. Mais le volume de cas non urgents demeure important, et il est clair qu'on a une pénurie de médecins».

Au CUSM, le directeur des trois urgences, Dr Jean-Marc Troquet, estime qu'il faut analyser le type de clientèle avant de tirer des conclusions. «Notre temps d'attente est moins élevé aux urgences, dit-il, mais en même temps on a une clientèle moins mobile. Aux urgences du Général, nos médecins font aussi des visites éclairs au triage dans certains cas. Ça permet de référer rapidement en radiographie, ou de régler certaines conditions.»

L'hôpital Maisonneuve-Rosemont, dans l'est de Montréal, qui accueille l'un des flots les plus importants de patients de la province, est conscient de la problématique. Mais la direction n'a pas été en mesure de transmettre des données sur ses patients qui quittent les lieux avant d'avoir vu un médecin.

Le président du Conseil pour la protection des malades, Paul Brunet, estime qu'il faut cesser de se rabattre sur les urgences pour se faire soigner. «Ce ne sont pas les urgences le problème, ce sont les services autour, dit-il. Prenez le cas des demandes des pharmaciens pour rédiger des ordonnances, je ne comprends pas pourquoi le Collège des médecins et la Fédération des omnipraticiens n'ont pas encore donné leur accord. Il faut que les médecins acceptent de partager leurs responsabilités quand c'est possible.»

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Patients qui ont quitté les urgences avant d'avoir vu un médecin au cours des cinq dernières années

CHUM

64632 patients

pour les trois hôpitaux (Hôtel-Dieu, Notre-Dame et Saint-Luc)

CUSM

Entre 3 et 6% des patients

Hôpital Maisonneuve-Rosemont

n/d

Cité-de-la-Santé, Laval

54478 patients

Hôpital de Saint-Eustache

32870 patients

Hôtel-Dieu de Saint-Jérôme (de 2007 à 2010)

30018 patients

Hôpital Pierre-Boucher, Longueuil

48588 patients

CHUS (Sherbrooke)

29186 patients

Source: données obtenues en vertu de la loi d'accès à l'information