La consommation de drogue et de tabac baisse presque partout en Amérique du Nord. Mais au même moment, le détournement de médicaments -prescrits ou non- a augmenté de façon phénoménale. En Ontario, plus d'un élève sur cinq admet avoir consommé des médicaments à des fins non médicales. Au Québec, ils jouent carrément les apprentis sorciers, révèlent deux études inédites de l'UQAM obtenues par La Presse.

Comment faire pour prendre un anesthésiant qui fait «flotter» sans souffrir de violents maux de coeur? «On pourrait s'inspirer de ce que font les médecins après une opération. Ils injectent de la caféine dans la perfusion. Tu n'as qu'à écraser des wake-ups ou à faire une ligne ou deux de caféine.»

Laissé sur un forum mont­réalais d'adeptes de raves, ce conseil illustre ce que les études récentes commencent à démontrer: bon nombre de jeunes Nord-Américains n'hésitent plus à avaler -ou à inhaler- des médicaments à des fins non médicales. En Ontario, en 2009, 23% des élèves du secondaire s'y étaient risqués au cours des 12 mois précédents. Autrement dit, ils étaient plus nombreux à l'avoir fait qu'à avoir fumé ne serait-ce qu'une unique cigarette dans toute l'année.

Il n'existe aucune statistique pancanadienne ou québécoise sur le sujet. Deux études inédites de l'UQAM confirment toutefois le phénomène. «Ces jeunes préfèrent les médicaments parce que, à leurs yeux, ils permettent de se droguer en toute sécurité», résume Christine Thoër, du département de communication sociale et publique de l'UQAM et coauteure de ces études. Elle a trouvé 56 «détourneurs» de médicaments prêts à répondre à ses questions et, avec sa collègue Florence Millerand, elle a étudié trois forums de discussion.

Inscrit à l'école secondaire, l'un d'entre eux ne croyait pas risquer grand-chose en absorbant régulièrement de la codéine. «C'est contrôlé, ce qu'ils (les compagnies pharmaceutiques) mettent dedans, a-t-il dit. Je trouve que c'est une garantie.»

Même logique dans les forums spécialisés qu'a suivis la chercheuse. «Les amphétamines pharmaceutiques sont 100% pures, par opposition à la merde qu'il y a dans le speed que tu obtiendrais d'un dealer», note par exemple un jeune homme sur le forum de ravers Drug Prevention, qui attire 7000 visiteurs uniques par jour.

Obtenir un maximum d'effets avec un minimum de risques et d'inconvénients: tel est l'objectif commun des participants, qui échangent l'information qu'ils obtiennent de proches qui travaillent dans le milieu de la santé, d'amis qui étudient en science ou de sites spécialisés. Les thèmes? Doses idéales, recettes pour mieux absorber un médicament ou isoler l'un de ses ingrédients actifs, conseils pour s'en procurer auprès d'un médecin ou d'un revendeur, trucs pour identifier les pilules volées aux parents, achats de groupe par l'internet...

Pour être reconnus, plusieurs racontent leurs expériences en détail. «Quelqu'un ayant sniffé plus que la dose de Ritalin recommandée par les docteurs aurait-il de bonnes ou mauvaises expériences à partager?», demande ainsi un jeune homme. «Est-ce que je peux avoir les données brutes de tes expérimentations?», interroge un autre.

«Il existe des fils entiers sur les sirops pour la toux, dit Mme Thoër. À forte dose, ça provoque de violentes démangeaisons. Alors certains conseillent aux autres de prendre d'abord des antihistaminiques.

«Ils jouent aux apprentis sorciers», conclut-elle, pour faire émerger «une expertise collective profane différente de celle des professionnels de la santé». Car l'objectif n'est plus toujours de se soigner, mais de s'amuser et d'améliorer ses performances.

Exceller partout

Comme c'est le cas avec les autres drogues, certains jeunes se sentent plus sociables, plus intelligents ou plus énergiques lorsqu'ils détournent des médicaments, explique Mme Thoër.

À preuve: plusieurs prennent du Ritalin sans ordonnance -parfois avec la bénédiction de leurs parents- «parce qu'ils croient vraiment en avoir besoin, mais ne veulent sans doute pas être étiquetés», dit la chercheuse. «D'autres fréquentent un milieu compétitif et se sentent désavantagés par rapport à ceux qui en prennent.»

Les filles se fient très souvent à la chimie pour maigrir. Et un très jeune adepte de Viagra a expliqué vouloir leur plaire. «La fille est contente, tu sais, c'est plus long, plus spectaculaire, a-t-il confié aux chercheurs. Des fois, ça fait comme une fierté. C'est un coup de main.»

«Les exigences de maîtrise de soi et de performance et le culte du corps sont aussi plus marqués dans notre société», explique Mme Thoër.

En plus de donner accès à une mine de savoirs médicaux, l'internet permet de commander des médicaments sans ordonnance. Ils sont de toute façon très faciles à trouver, notamment, parce que le nombre d'ordonnances croît plus vite que la population. «Les parents eux-mêmes consomment beaucoup de médicaments. Les jeunes n'ont pas à aller très loin», observe le directeur de la Maison Jean Lapointe, Rodrigue Paré.

Souvent, les adolescents découvrent les antidouleurs par hasard, à la suite d'une blessure de hockey ou d'une opération. «En l'espace de trois jours, j'avais pris la dose (de codéine) que je devais prendre en deux semaines, raconte par exemple un étudiant de 25 ans rencontré par Mme Thoër. Quand mon frère s'est fait opérer, je lui en ai demandé. Et quand j'avais des amis qui avaient des prescriptions, je leur en demandais. On était la gang des dents de sagesse!»

Visiblement, le médicament est devenu banal et familier, commente Christine Thoër. «Il est largement présent dans les médias et dans le quotidien, du fait de la médicalisation croissante de pathologies sociales.»

«À en croire les pubs télé sur le Viagra et le Cialis, cela ne sert plus à déjouer la dysfonction érectile, mais à avoir plus de plaisir, renchérit M. Paré. On est passé de l'usage purement thérapeutique à l'usage ludique.»

Note: L'étude sur les forums de discussion consacrés aux médicaments sera publiée dans le numéro de juin de la revue Anthropologie et société. («Construction des savoirs et du risque relatif aux médicaments détournés». 2011. Christine Thoër, Stéphanie Aumond, UQAM). Un rapport de recherche basé sur 56 entrevues sera par ailleurs publié en juillet sur le site web du Centre de recherche sur la communication et la santé: www.grms.uqam.ca/

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23% Pourcentage des élèves du secondaire (particulièrement des filles) qui utilisent parfois un médicament d'ordonnance sans qu'il leur ait été prescrit.

75% Parmis ceux qui détourne des médicaments, trois adolescents sur quatre affirment les voler dans l'armoire à pharmacie de leurs parents.

7% Proportion d'élèves qui se droguent parfois avec un simple médicament contre la toux ou le rhume.

542% Hausse, entre 1992 et 2005, du nombre d'adolescents américains ayant détourné des médicaments de prescription. C'était alors le cas de 9,3% d'entre eux.

Source: Ontario Student Drug Use and Health Survey (2009). Selon les chercheurs, l'Ontario se situe habituellement dans la moyenne canadienne.