On peut désormais voir venir l'épuisement professionnel en réalisant un simple bilan sanguin. Et on pourra bientôt analyser des mèches de cheveux pour vérifier si un travailleur est en burnout. Mais encore faudrait-il que le réseau de la santé cesse d'ignorer les récentes découvertes...

C'était en juin, au début des vacances d'été. Quand le médecin d'André lui a demandé s'il s'alimentait bien, l'enseignant de mathématiques s'est mis à sangloter. Comme ça, sans raison apparente. Parce que gérer ses classes avalait toute son énergie. Parce que son médecin griffonnait sans prendre une minute pour le regarder.

Malgré ses sanglots, celle-ci l'a laissé partir. Sept mois plus tard, André (qui nous a demandé de changer son nom) était de retour. En dépression majeure. «Ça faisait une dizaine d'années qu'elle me suivait. Elle voyait mon caquet baisser, mais il a fallu que j'en arrive là pour qu'il se passe quelque chose. De fil en aiguille, j'ai passé deux ans arrêté», précise le Montréalais.

Des travailleurs québécois qui s'enfoncent tranquillement jusqu'à ce qu'il soit trop tard, on en compte des milliers d'autres, tous les ans.

Une souffrance inutile aux yeux des chercheurs sur le stress, convaincus que les épidémies de burnout et de maladies chroniques pourraient être jugulées si, entre autres choses, les médecins utilisaient les nouveaux outils de dépistage à leur disposition. Car le stress ne se mesure plus seulement de façon psychologique, avec des questionnaires, mais aussi de façon biologique. Et les nouveaux tests sont capables d'évaluer l'ampleur des dégâts avant même que les symptômes n'apparaissent.

«C'est facile, cela s'appuie sur des années de recherche et ça ne coûte presque rien. Les gens devraient talonner leur médecin de famille pour que ça fasse partie de leur bilan annuel», estime Sonia Lupien, directrice scientifique du Centre de recherche Fernand-Séguin de l'hôpital Louis-H. Lafontaine et directrice du Centre d'études sur le stress humain.

Le corps comme champ de bataille

Chose certaine, tout ne se passe pas dans la tête des gens dépassés. Leur corps entier se transforme peu à peu en véritable champ de bataille. Car le travail, les conflits, les bouchons de circulation, les nouvelles technologies ou le manque de sommeil nous font réagir comme on le faisait jadis lorsque notre vie était menacée: en sécrétant du cortisol, une hormone qui fouette notre organisme (tout en mettant certaines fonctions en veilleuse) pour nous aider à combattre ou à fuir.

Le problème, c'est qu'à force de s'activer puis de rétablir l'équilibre comme un yo-yo, le corps s'use et ne parvient plus à adapter sa production d'hormones. Dans certains cas, il se coince en état d'alerte et sécrète trop de cortisol. Dans d'autres, comme un circuit surchargé, il tombe en panne et n'en sécrète presque plus.

Or, quand ce mécanisme se détraque, cela amène les autres systèmes (digestif, cardiaque, immunitaire, endocrinien) à se dérégler par ricochet. Par exemple, le taux de cholestérol augmente, car le corps en a besoin pour produire du cortisol. Du gras tend à s'amasser autour de l'abdomen, pour pouvoir être rapidement transformé en énergie. Le taux de sucre, la tension artérielle et l'inflammation augmentent aussi.

Encore aujourd'hui, la grande majorité des médecins s'intéressent seulement aux résultats sanguins anormaux, déplore Sonia Lupien. Le dérèglement dû au stress chronique est pourtant repérable bien avant d'en arriver là, dit-elle. Il est même mesurable grâce à un indice baptisé «poids allostatique» (parfois appelé «dérèglement physiologique cumulatif»), qui tient compte d'une quinzaine de biomarqueurs clés. Chez un patient donné, plus ces marqueurs sont nombreux à se rapprocher de l'anormalité (même sans l'atteindre), plus le poids allostatique est élevé. Et plus il est urgent de réagir avant que le déséquilibre s'accentue et nécessite la prise d'un cocktail de médicaments.

Dès 1993, le chercheur en neuroendocrinologie américain Bruce McEwen a démontré qu'un poids allostatique élevé menait, entre autres choses, au diabète, à l'hypertension, aux troubles cardiovasculaires et à la dépression.

«Grâce à nos recherches, nous savons maintenant qu'il est aussi associé à des symptômes d'épuisement professionnel», précise Sonia Lupien.

Se faire tester

Aux États-Unis, l'entreprise Allostatix commercialise une variante du test proposé par les chercheurs. «On détermine avec une efficacité de 87% la trajectoire de santé des gens, c'est-à-dire, les désordres physiques et mentaux qui pourraient apparaître dans les cinq prochaines années. C'est un signal d'alarme très sérieux», expose le fondateur et président d'Allostatix, Gordon Horwitz, qui souffre lui-même de fatigue chronique.

«On veut que les gens se servent de nos analyses pour constater et régler le problème», dit-il.

À Toronto, le laboratoire Accu-Metrics/Viaguard offre sur son site web un autre test révolutionnaire: une analyse de cheveux. Puisque le cortisol s'y accumule jour après jour, cela permet de mesurer le stress total auquel on a été exposé au cours des derniers mois. Plus la mèche est longue, plus on peut remonter loin dans le temps, quoique avec de moins en moins de précision. «C'est un test très populaire. Nous avons déjà fait passer ce test à des centaines de personnes vivant à l'extérieur du Canada», affirme le président du labo, Harvey Tenenbaum.

L'an dernier, le pharmacologue et toxicologue Gideon Koren, de l'Université Western Ontario, a démontré que les mèches prélevées sur 56 patients admis à l'hôpital à la suite d'une crise cardiaque contenaient plus d'hormone de stress que celles prélevées sur 56 autres patients. La quantité de cortisol accumulée au cours des trois derniers mois s'est même avérée être le meilleur outil de dépistage de l'infarctus - devant tous les facteurs de risque comme la cigarette et l'hypertension.

Emballé par cette découverte, le Dr Koren mène 25 recherches similaires, dont plusieurs vérifieront le lien entre le cortisol emmagasiné dans la chevelure et l'épuisement professionnel - que certains appellent justement l'infarctus de l'âme.

«Il faut normaliser ce test avant de l'administrer au grand public. Une douzaine de laboratoires de recherche s'y emploient partout dans le monde. On s'approche du but», estime le chercheur, qui est aussi pédiatre au Sick Kids Hospital de Toronto.

À ses yeux, l'offre des laboratoires privés reste donc un peu prématurée - ce qui explique que Santé Canada empêche pour l'instant Viaguard d'offrir son test aux Canadiens.

Dépression ou épuisement?

À Montréal, l'équipe de Sonia Lupien vient d'obtenir des fonds pour entrer dans la danse et faire ses propres analyses de cheveux. L'an dernier, elle a déjà démontré que mesurer le cortisol présent dans la salive des gens pourrait aider les médecins à mieux les soigner.

«Les gens ayant des symptômes de dépression en sécrètent trop, alors que les travailleurs au bord de l'épuisement n'en sécrètent pas assez», résume l'auteur principal de l'étude, Robert-Paul Juster, doctorant en neurologie et neurochirurgie à l'Université McGill. Autrement dit, prescrire des antidépresseurs en cas de burnout - comme on le fait souvent - pourrait aggraver le problème, car ce genre de médicament baisse davantage le niveau de cortisol.

L'étude sera maintenant répliquée auprès de centaines d'employés de l'hôpital Louis-H. Lafontaine. «Mais nous ne faisons pas passer de tests de salive au public, et il est peu probable que les médecins le fassent, parce que c'est exigeant», prévient Sonia Lupien.

Dans la salive, le cortisol fluctue en effet d'heure en heure. Pour que les résultats soient révélateurs, il faut donc prélever cinq échantillons par jour (sans avoir bu, mangé ou fumé avant), pendant trois jours.

Avec l'aide de la société d'assurances Standard Life, le chercheur Alain Marchand espère créer un outil plus commode. Professeur à l'École de relations industrielles de l'Université de Montréal, il mesure le niveau de détresse de 3000 travailleurs au moyen d'un questionnaire et quantifie en parallèle leur niveau de cortisol.

«On veut découvrir le point de césure, savoir à partir de quel niveau, sur l'échelle de détresse, le taux d'hormone devient élevé et doit nous amener à intervenir, explique-t-il. Nous avons besoin de normes moins floues, et le corps ne ment pas.»