Les Québécois ont de plus en plus de mal à être indemnisés lorsqu'ils craquent et arrêtent de travailler en raison d'un problème de santé mentale, dénoncent des syndicats, des chercheurs et des médecins.

«C'est devenu la norme au cours des dernières années, et c'est généralement une catastrophe!», assure Me Denis Mailloux, avocat à la Confédération des syndicats nationaux (CSN).

«Les gens n'ont plus de coussin, explique-t-il. Alors, quand il leur manque un revenu, ça va très vite. Ils vendent d'abord l'auto et, en moins d'un an, ils ont perdu leur maison. Quand l'assureur finit par les payer, il est trop tard: ils sont rendus dans un petit logement et leur couple a éclaté.»

Certaines contestations des assureurs et des employeurs se défendent, concède l'avocat. «Mais dans mes dossiers, trois fois sur dix, cela n'a aucun sens.»

Pour les fonctionnaires fédéraux, c'est la même histoire. Chaque année, près d'une dizaine d'entre eux ont gain de cause dans le cadre d'un ultime processus d'appel, après avoir passé jusqu'à deux ans à se battre. «À ce stade, certains sont rendus dans des refuges pour sans-abri», souligne James Infantino, agent d'assurance invalidité à l'Alliance de la fonction publique du Canada.

Comme des rats de laboratoire

Dans certains cas, les assureurs sont harcelants, confirme la Dre Joanne Cyr, psychiatre au programme des troubles anxieux et de l'humeur de l'hôpital Louis-H. Lafontaine. «Les personnes véritablement épuisées sont comme des rats de laboratoire ayant été exposés à des décharges électriques de façon récurrente, prévient-elle. La simple idée de retourner au travail induit chez elles un nouveau choc : leur cerveau associe systématiquement le bureau à un sentiment de détresse. Il faut les déconditionner.»

Le simple fait de demander une expertise peut retarder la guérison du burnout, constate la chercheuse Louise Saint-Arnaud, spécialiste de l'environnement psychosocial du travail à l'Université Laval. «Cela revient à gratter directement le bobo des travailleurs : tout le manque de reconnaissance qui les a justement amenés là», dit-elle.

À peine remise d'une dépression qui l'a empêchée de travailler pendant deux ans, Marie, enseignante montréalaise de 25 ans d'expérience, en est le parfait exemple. «J'étais incapable de m'habiller tellement j'étais épuisée. Tous les psychiatres confirmaient mon état. Pourtant, l'employeur ne payait pas et laissait des messages sur mon répondeur en me disant de revenir. Ils m'ont juste vidée encore plus», dénonce la quadragénaire montréalaise.

Aussi utiles

Selon l'Association canadienne des compagnies d'assurances de personnes, ses membres n'ont pas toujours le choix. Car le nombre de réclamations a explosé depuis 20 ans. «Le retour au travail oblige parfois à se prendre en main», plaide la vice-présidente québécoise du regroupement, Claude Di Stasio.

L'expertise peut par ailleurs se révéler utile, souligne-t-elle. «Quand l'absence dure, on peut aider à trouver ce qui ne va pas et faciliter l'accès aux traitements. Sinon, les listes d'attente sont longues en psychiatrie.»

«Si le psychiatre de l'employeur n'avait pas changé le médicament prescrit par mon médecin, je ne serais jamais sorti du gouffre», confirme André, enseignant de mathématiques montréalais.

Depuis 2001, la compagnie d'assurances Standard Life insiste sur la prévention, affirme pour sa part la responsable de la gestion de la santé et des absences, Anouk Hébert. Et quand l'arrêt de travail survient tout de même, l'assureur vérifie que le traitement convient, en plus d'offrir, au besoin, l'aide d'un spécialiste en réadaptation, d'un médiateur ou d'un thérapeute.

«La plupart du temps, on ne doute pas de l'invalidité, affirme Mme Hébert. Devant un problème aux causes subjectives, c'est déterminer la durée de l'absence qui est un défi.»

Encore aujourd'hui, dans la grande majorité des cas, elle dure plus de six mois. Or, selon Mme Di Stasio, l'invalidité pour maladie nerveuse se cristallise après un an si elle est mal traitée. «Les assureurs ont peu de temps pour agir, dit-elle. Après, l'employé a honte, ne se sent plus productif et peut alors rester cinq ou dix ans en invalidité.»

Des employeurs malades

Ce qu'il faut soigner, ce sont les employeurs, clame de son côté la chercheuse Louise Saint-Arnaud. «On oublie une grande partie du problème si on ne s'intéresse pas au milieu toxique qui a amené le travailleur là où il est. Il vivra une rechute ou devra augmenter sa médication pour rester.»

Parmi 1850 fonctionnaires provinciaux en burnout ou en dépression recrutés dans le cadre d'une des recherches de Mme Saint-Arnaud, plus du tiers en étaient à leur deuxième ou troisième absence. Et environ la moitié de ceux qui avaient repris le travail estimaient que leur problème de santé mentale n'était pas réglé.

Si le retour se passe mal - si la personne se sent ignorée, jugée ou subit autant de stress qu'avant -, cela peut cristalliser une invalidité permanente, prévient Mme Saint-Arnaud.

Chez certains fonctionnaires fédéraux, le tableau n'est guère plus reluisant : les réclamations des syndiqués en matière de santé mentale ont bondi de 242% en 20 ans, passant de 602 à 1460 par année.

De son côté, la Standard Life aide déjà les employeurs à repérer leurs «facteurs de risque» propres: charge de travail trop lourde, manque de latitude ou de reconnaissance accordées aux employés, pratiques de gestion nocives. « Changer cela peut faire une grande différence, mais la prise de conscience n'est pas toujours facile», constate Emmanuelle Gaudette, directrice de la prévention et de la promotion de la santé.

Pour aller plus loin, l'assureur et 60 de ses clients collaborent à une immense recherche pilotée par le professeur Alain Marchand, de l'Université de Montréal. L'idée: mesurer les hormones de stress de 3000 employés afin de mieux cerner l'impact concret de leurs caractéristiques et des modes de gestion auxquels ils sont soumis. «On pourra ainsi faire un lien entre l'invalidité et ce qui se passe sur le terrain», se réjouit Mme Gaudette.

En attendant, il peut être payant d'alléger temporairement la charge du travailleur qui commence à défaillir, suggère le consultant en ressources humaines Michel Villard. «Trop souvent, on le fait seulement après un retour de congé de maladie.»

Prendre son temps

Selon la psychiatre Joanne Cyr, c'est justement parce que le monde du travail peut être aussi dur qu'il faut laisser aux gens très usés une bonne année pour se soigner.

«Quand il ne s'agit pas d'un débordement ponctuel, que la personne s'est peu à peu laissé prendre dans un engrenage et que son énergie et son enthousiasme se sont transformés en frustration et en impuissance, même les médicaments ne la feront pas sortir de cet état profond, dit-elle. Il faut absolument la retirer du milieu où elle se frappe toujours à un mur, jusqu'à ce qu'elle comprenne comment elle en est arrivée là.»

D'après son expérience, il s'agit souvent de personnes ayant un grand besoin d'être reconnues par leur entourage. «Elles reproduisent de vieux schémas hérités de leur enfance et se perdent de vue», dit-elle.

À l'inverse, «les personnes plus saines savent se positionner. Elles voient que leur patron est pris dans ses propres enjeux de reconnaissance et refusent d'entrer dans sa course folle».