Qu'ils soient accros à l'héroïne, à la cocaïne ou au haschich, les toxicomanes portugais ne sont pas traités comme des criminels, mais comme des malades. Alors que la Cour suprême vient d'ouvrir la voie à de nouveaux sites d'injection au Canada, voici le bilan d'une approche unique au monde.

Quand la police lui a demandé s'il avait de la drogue en sa possession, Nuno Barbosa a commencé par nier avec aplomb. Mais le sachet coincé derrière la ceinture de son pantalon est tombé sur le trottoir.

La preuve était là: 4,5 grammes de haschich, un demi-gramme en deçà de la limite qui, selon la loi portugaise, sépare les simples consommateurs des trafiquants.

Il y a une décennie, ce délit aurait coûté cher au jeune enseignant d'une école primaire de Lisbonne. Il aurait pu être jugé et écoper d'un dossier criminel. La consommation de narcotiques était alors considérée comme un crime passible d'emprisonnement.

Mais en 2001, le Portugal a changé de cap. Aujourd'hui, les consommateurs de drogues relèvent du ministère de la Santé. L'usage des narcotiques est traité comme une infraction, tel un excès de vitesse. Et ce n'est pas un juge, mais un sociologue ou un psychologue qui impose les sanctions.

Au pire, le contrevenant paie une amende. La sentence peut être levée s'il accepte de suivre un traitement. Et dans la majorité des cas, la procédure est simplement suspendue.

Visiblement nerveux, Nuno Barbosa s'est pointé à la Commission de dissuasion des toxicomanies de Lisbonne un jeudi matin d'octobre. Il a assuré la travailleuse sociale que le «haschich ne jouait pas un rôle important» dans sa vie. Puis il sa comparu devant le sociologue Nuno Portugal. Avec son veston de velours côtelé et sa barbe de quelques jours, celui-ci n'avait rien pour intimider. Comme Nuno Barbosa en était à sa première infraction, il s'en est tiré sans la moindre sanction.

«J'ai trouvé la Commission très professionnelle, ils ne m'ont pas traité en criminel», dit Nuno Barbosa quand nous le rencontrons plus tard dans un café de Bairro Alto, haut lieu du night life lisboète.

«C'est bien qu'ils proposent du soutien psychologique. Moi, je n'en ai pas besoin. Mais le but du système, ce n'est pas vraiment de rejoindre des gens comme moi.»



Photo: Gael Cornier, Archives Associated Press

Il n'y a pas si longtemps, le quartier Casal Ventoso servait de marché aux narcotiques. Cette photo et celle de droite datent de 1999 et 2000, soit avant la réforme portugaise sur la drogue.

La machine à suspendre

Les deux tiers des gens qui défilent devant la Commission de dissuasion sont pourtant des gens comme Nuno Barbosa: des amateurs de cannabis tombés sur des policiers zélés. «C'est vrai qu'on pourrait nous reprocher d'être une grosse machine à suspendre des procédures», convient Nuno Portugal.

Sauf qu'il y a aussi les autres cas, ceux des consommateurs problématiques. Quelques jours avant la comparution de Nuno Barbosa, la Commission a reçu un sans-abri retrouvé au bord du fleuve Tage avec de l'héroïne et de la cocaïne. Toxicomane en rechute, il avait perdu son travail et son appartement. La Commission l'a aidé à reprendre sa cure de désintoxication, elle lui a trouvé un toit temporaire. Le filet social a rattrapé ce junkie qui avait glissé entre ses mailles.

C'est un peu par désespoir que le Portugal s'est résolu à lancer sa réforme, il y a 10 ans. Le pays revenait de loin. Après la chute de la dictature, il s'était soudainement ouvert au monde. Et le choc a été brutal.

«Nous avons connu un boom d'expérimentation dans une société complètement naïve face aux drogues, dans les années 80 et 90», dit Joao Goulao, directeur de l'Institut portugais des drogues et des toxicomanies (IDT).

À l'époque, les Portugais tâtaient indistinctement de tout. La traînée de poudre blanche a atteint toutes les couches de la société. «Il y avait un toxicomane dans chaque famille», dit Joao Figuiera, chef de l'unité nationale de lutte contre le trafic des stupéfiants - lequel relève toujours du droit criminel.

À l'entrée de son bureau, une étagère exhibe des objets saisis pendant ces années folles: cuillères, balances métalliques. Un pour cent des Portugais étaient alors accros à l'héroïne. Les prisons débordaient. Le taux de transmission du VIH fracassait des records. Et la répression n'y changeait rien.

En voyant leurs proches dépérir, «les Portugais ont compris que les toxicomanes avaient besoin d'aide, et non de répression», dit Joao Figuiera.

Le projet de décriminalisation n'en a pas moins soulevé un gros débat. Les critiques voyaient déjà Lisbonne attirer tous les toxicomanes de la planète. Dix ans plus tard, l'apocalypse n'a pas eu lieu. La consommation d'héroïne a même reculé, tandis que l'usage de drogues a légèrement augmenté chez les adultes. Sur la carte dressée par l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, établi à Lisbonne, la courbe du Portugal est relativement stable.

Il n'y a pas eu de miracle. Mais pas de catastrophe non plus.

Devant ces résultats mitigés, les experts sont modestes. «Il est très difficile d'attribuer quelque changement de consommation de narcotiques que ce soit à des changements législatifs», résume Brendan Hughes, de l'Observatoire européen. En d'autres mots: un pays qui change ses lois dans le but de freiner la consommation de drogues se trompe de cible. Il faut chercher autre chose. Mais quoi?



Photo: Armando Franca, Archives Associated Press

Ce toxicomane boit sa dose quotidienne de méthadone dans un centre de traitement de Lisbonne. Au Portugal, les programmes qui offrent ce substitut de l'héroïne ne sont plus seulement axés sur le sevrage.

Loin du paradis

Un homme s'approche de la camionnette blanche garée sur un boulevard longeant le Tage. Il a des anneaux dorés dans les narines et tient par la main une fillette de 4 ou 5 ans. L'homme donne son numéro de patient à l'infirmier qui lui tend son gobelet de méthadone. Il boit d'un trait avant de repartir avec l'enfant.

Il y a deux ans, ce même homme était rachitique et vivait dans la rue, coupé de ses proches. Depuis qu'il reçoit gratuitement sa dose quotidienne de substitut d'héroïne, il habite chez ses parents, travaille comme gardien de sécurité et prend soin de sa fille, dit la psychologue Claudia Pereira.

Les programmes de méthadone existaient au Portugal avant la réforme. Mais ils étaient rarissimes et axés surtout sur le sevrage. Aujourd'hui, l'ONG de Claudia Pereira rejoint 1200héroïnomanes là où ils se trouvent: dans la rue.

Financé par les fonds publics, ce programme ne refuse presque personne et n'impose aucune limite de durée. «La plupart de nos patients sont complètement désorganisés. La chose la plus structurée dont ils soient capables, c'est de venir ici chaque jour», dit Claudia Pereira.

Et quand ils viennent, ils mettent un doigt dans le système médical. Le soir où nous avons assisté à la distribution de méthadone, une femme au visage ravagé tremblotait sur un banc de la camionnette. Un test sanguin fait lors de la distribution de méthadone lui a permis d'apprendre qu'elle souffrait de sida.

Située au coeur d'un vaste complexe hospitalier de Lisbonne, la clinique Taipas veille sur 1800 toxicomanes. Certains y suivent un traitement de sevrage contrôlé. D'autres se contentent de prendre leur dose de méthadone quotidienne. «Sans méthadone, ces gens sont un danger pour eux-mêmes et pour la société», dit le psychiatre Miguel Vasconcelos. À défaut de les faire décrocher, on essaie de réduire les risques. Et rapidement: le temps d'attente pour être admis à Tapias n'est que de deux semaines.

Il n'y a pas si longtemps, le quartier Casal Ventoso, accroché à une paroi abrupte près d'un croisement d'autoroutes, servait de marché aux narcotiques. Les gens y faisaient la queue pour acheter la poudre qu'ils s'injectaient sur place. Parfois, ils en mouraient. On trouvait des cadavres dans les rues, dans les tunnels.

Puis, la ville a rasé le bidonville. Ses habitants ont été déplacés vers des HLM en bas de la côte. Les drogues y sévissent toujours, mais plus discrètement. Et Casal Ventoso a droit aux visites quotidiennes de la camionnette blanche.

«Avant, dans Casal Ven­toso, le taux de transmission du sida chez les toxicomanes était de 50%. Il est tombé à 25%», dit Claudia Pereira. Ceux qui sont infectés se font plus facilement soigner: ils n'ont plus peur d'être dénoncés à la police.

La maison de la sorcière

Dans un quartier paumé de Porto, deuxième ville du Portugal, une ferme en ruines sert de site d'injection improvisé aux irréductibles. L'endroit est appelé «la maison de la sorcière». Des montagnes de sacs de seringues et de sachets de condoms jonchent le sol.

Plus loin, des sans-abri nettoient le portique d'une chapelle où ils passeront la nuit. Balai à la main, Jorge, regard vert, peau striée de cicatrices, fait le ménage.

Jorge reçoit chaque jour sa méthadone gratuite. Il se défonce aussi à la cocaïne. Il gagne son argent en garant des voitures. Et en revendant les trousses de seringues distribués par les équipes de rue.

Jorge est séropositif. Quand il va chercher sa méthadone, il reçoit aussi ses médicaments pour le sida.

Jorge est la preuve vivante que la réforme portugaise n'a pas transformé le Portugal en un paradis sans drogues. Mais pour le travailleur social José Pinto, son plus grand succès, c'est d'avoir produit une «nouvelle sensibilité» face aux toxicomanes.

«Nous ne nous attendons plus à ce qu'ils viennent nous demander de l'aide. Nous allons les retrouver pour les aider. Et nous sauvons ainsi des centaines de vie.»

Photo: Gael Cornier, Archives Associated Press

Depuis que Lisbonne a rasé le bidonville de Casal Ventoso et relogé ses habitants dans des HLM, les drogues y sévissent toujours, mais plus discrètement.

Une réforme en péril

Les opposants du «modèle portugais» ne courent pas les rues de Lisbonne. Manuel Coelho en est un. Médecin dans une clinique d'amaigrissement, adepte du sevrage sans méthadone, il dirige l'Association pour un Portugal sans drogues. Selon lui, l'approche adoptée par son pays équivaut à baisser les bras devant les toxicomanies et à ne plus croire à la réhabilitation. Mais son association ne compte que 21 membres. Et dans l'ensemble, l'opinion publique est satisfaite de la réforme. À preuve: dans les années 90, les toxicomanies constituaient la première préoccupation des Portugais. Elles figurent aujourd'hui au 13e rang. Loin derrière la crise économique qui frappe durement le pays. Cette crise risque en revanche d'écorcher le «modèle portugais». Le gouvernement a déjà annoncé que l'Institut des drogues et des toxicomanies sera démantelé et que les services aux toxicomanes seraient administrés directement par le ministère de la Santé... qui doit subir d'importantes réductions budgétaires.

Photo: Armando Franca, Archives Associated Press

«Nao» aux sites d'injections

La réforme portugaise autorise les sites d'injection supervisée, comme Insite, récemment approuvé par la Cour suprême canadienne. Pourtant, il n'y a pas de sites d'injection au Portugal. Pourquoi? «Par manque de courage politique», dénonce le psychologue José Luis Fernandes. Selon lui, le concept des sites d'injection dépasse le seuil de tolérance des Portugais. Pas grave, répond Joao Goulao, directeur de l'Institut des drogues et toxicomanies: «La réforme nous a permis de rejoindre les mêmes groupes cibles d'une autre façon.»

LA «RÉVOLUTION» EN BREF

Selon une recherche publiée dans le Journal of Criminology, la réforme portugaise a été suivie par...

> De légères augmentations dans l'usage des drogues illicites chez les adultes.

> D'une baisse de consommation de drogues problématiques chez les jeunes.

> D'une diminution des détenus condamnés

pour des crimes relatifs aux drogues.

> D'une baisse de mortalité liée à l'injection d'opiacés

et aux maladies infectieuses.

> D'une augmentation des saisies de drogues.

> D'une réduction du prix de vente au détail.