Quand on pousse la porte de la maison Carpe Diem, à Trois-Rivières, ça sent bon les légumes qui mijotent. Lorraine Rheault brasse la soupe, faisant tinter ses nombreux bracelets. Elle chantonne devant l'énorme marmite. Deux femmes s'affairent à mettre les tables, tandis que M. St-Hilaire essuie la vaisselle. Ce midi, comme tous les jeudis, un verre de vin accompagnera le repas.

Au salon, un petit groupe s'anime. Jeannine Poliquin a perdu ses gants. «Je me suis fait voler. Mon nom était écrit à l'intérieur, on ne peut pas se tromper», se plaint-elle. «C'est incroyable», rétorque Gérard Desharnais. Mme Poliquin traîne son manteau sur ses épaules frêles, bien décidée à le garder à l'oeil. Cécile Normandin assiste à la scène en retrait.

Démêler les effets personnels et retrouver les objets égarés est souvent un casse-tête pour les membres du personnel. «Vous n'avez pas vu ma veste?», demande une dame. «Vous ne l'avez pas mise ce matin», répond une bénévole.

Denis Thibault s'approche de la salle à manger à petits pas: «j'ai faim».

Aujourd'hui, une trentaine de résidents vont et viennent au rez-de-chaussée de cet ancien presbytère. Certains sont là pour la journée, d'autres sont des pensionnaires permanents. Ils ont tous la maladie d'Alzheimer ou une démence apparentée. Plusieurs sont âgés moins de 65 ans.

«Les personnes jeunes de la région viennent à Carpe Diem parce qu'ils contribuent à la vie collective. Ils ne veulent pas aller dans un hôpital ou avoir l'impression d'être animés et pris en charge dans un CHSLD, indique la directrice Nicole Poirier. Ici, c'est une vraie maison. Ça ne sent pas la maladie, ni le javellisant. On mise sur la relation de confiance plutôt que sur le contrôle.»

Carpe Diem signifie «mettre à profit le temps présent». «On mise sur les forces de chacun, pas sur leurs difficultés. Les résidents sont appelés à participer aux tâches selon leurs capacités, qu'il s'agisse de ramasser des feuilles ou d'essuyer la vaisselle. Le goût de se rendre utile ne se perd pas avec la maladie, au contraire», dit Mme Poirier. Elle est souvent appelée à donner des formations en Europe. Au Québec, on compte sur les doigts d'une main les centres qui tentent de reproduire cette approche.

À la cuisine, Mme Rheault tranche le pain. Elle prend une gorgée de vin et s'assoit pour entamer son repas. Elle se trompe de deux chaises. Son voisin de table engouffre son spaghetti à toute vitesse. Il a des difficultés à tenir ses ustensiles, mais rien n'y paraît ce midi. Par mégarde, il prend le bol de fruits de Diane, l'intervenante, qu'il mange avec des biscuits salés. «Prenez donc des biscuits sucrés, c'est meilleur», lui suggère-t-elle. Les membres du personnel mangent avec les résidents. Ici, pas d'étiquette, pas d'hiérarchie.

En après-midi, une dizaine de résidents sortent jouer aux quilles. Mme Rheault préfère monter à sa chambre dormir. Elle a fait des emplettes ce matin, elle est fatiguée. Françoise Millette s'empare d'un linge à vaisselle humide et, pendant qu'elle essuie les chaudrons, elle chante sur un air de Kevin Parent: «Seigneur, seigneur, ma femme me comprend pas, les hommes sont tous comme ça...» Elle aime faire rire. «Qui chante ça, Mme Millette?», lui demande Diane. Elle ne se souvient pas.

On propose une séance de manucure aux femmes intéressées. Dans la salle à manger, Joe Dassin chante pendant que les femmes s'installent. Réticente, Mme Nolin se laisse finalement tenter. «C'est ici l'activité où on ne fait rien?», lance-t-elle. Elle ressortira de la pièce les ongles vernis d'un rose doux et le sourire aux lèvres.

Mme Poirier distribue des pastilles. «Il faut avaler la pastille, pas la cacher. On ne veut pas de rhume ici.» Autrefois réservée, elle a perdu ses inhibitions avec la maladie. Elle joue maintenant à l'hôtesse. «Voulez-vous voir mon calendrier de chats?» Elle se promène d'un résident à l'autre. «Tu me l'as déjà montré», répond sèchement une résidente, qui se ravise. «Je veux bien le regarder pareil.»

Dans le couloir qui mène à la porte principale, Mme Claire s'accroche à son petit sac à main, les mains crispées. Assise sur un fauteuil droit, elle attend son mari qui ne vient pas. «Venez avec nous dans la cuisine, on coupe des carottes», lui propose une stagiaire.

Mme Millette épluche des carottes, tandis que M. Desharnais les taille en dés. Elle travaille en chantant des chansons grivoises, il écarquille les yeux. «Je vais devoir aller à la confesse. Ça tombe bien, c'est à côté», dit-elle, en riant. Parfois, son épluche-légumes fend l'air. À l'inverse, elle peut déshabiller une carotte jusqu'au coeur sans même s'en rendre compte. À toutes les dix minutes, elle répète: «Saviez-vous qu'avant, on donnait des carottes aux bébés quand ils faisaient leurs dents?» Les autres résidents n'y voient que du feu. Sauf Mme Claire apparemment. Elle serre toujours son petit sac à main et rit de bon coeur de cette redite. «C'est agréable ici, on est en bonne compagnie.»

Une femme menue fait son entrée dans la cuisine. Elle déambule sans but en pleurnichant. «Je veux partir, je ne vous connais pas», murmure-t-elle à tout un chacun. Elle tente d'ouvrir la porte, non verrouillée, menant à la cour arrière. «Restez avec nous, il fait froid dehors. On va écouter de la musique», lui propose doucement une intervenante, en passant son bras sous le sien. Au salon, on entend du violon. «C'est André Rieu, c'est tellement beau», dit Mme Poliquin. Elle a mis de côté son manteau et regarde la pluie qui tombe par la fenêtre. «Moi, la musique me fait pleurer», dit Mme Savard, qui disparaît dans le couloir.

Après sa sieste, Lorraine Rheault descend de sa chambre. «Il y a 18 marches, je les ai comptées souvent», précise Mme Poirier, une tasse de thé à la main. Mme Rheault n'est pas de bonne humeur. «Quelqu'un a mis sa brosse à dents et son dentifrice sur ma commode. Ça prend-tu du culot?» C'est un peu ça, le quotidien à la maison Carpe Diem. Et si, pour les jeunes malades, c'était une solution?

Carpe Diem pour les jeunes en France?

Blandine Prévost, 38 ans, habite le sud de la France. Mère de trois enfants de 10 et 8 ans, elle a une forme apparentée de la maladie d'Alzheimer. Depuis un an, elle mène un combat pour faire construire une maison pour les jeunes personnes atteintes d'Alzheimer et ses formes apparentées. Pas question pour elle d'aboutir dans l'aile psychiatrique d'un hôpital ou dans un centre de personnes âgées. Ce qu'elle souhaite : faire construire une maison comme Carpe Diem de Trois-Rivières. Elle y est presque. Les autorités de santé sont ouverts à son projet AMA Diem destiné aux 60 ans et moins. Dans une conférence sur l'Alzheimer donnée en septembre à l'Université d'Aix-en-Provence, elle a dit: «Je me bats pour trouver des solutions innovantes pour que notre relation (avec son conjoint et ses enfants) perdure, qu'elle reste belle, qu'elle soit apaisée. Je ne veux pas qu'à l'avenir, nous vivions sous le même toit, que le poids de ma dépendance pèse sur leur vie jusqu'à les étouffer. Si je peux faire en sorte que mes enfants aiment la vie autant que moi, la maladie ne m'aura pas vaincue.»