Marie a 37 ans. Sans les cernes qui creusent son visage, elle ferait plus jeune que son âge. Ses yeux vitreux, autrefois si rieurs, s'illuminent dès qu'elle aperçoit sa fille de 6 ans. «Florence», bredouille-t-elle. Puis, c'est le vide à nouveau.

Marie souffre de la maladie d'Alzheimer. Celle-là même qui a emporté son père à 40 ans. Depuis trois mois, elle vit dans une résidence privée pour personnes âgées en Estrie. Elle longe les couloirs à longueur de journée. Elle s'endort en début de soirée épuisée, les pieds enflés d'avoir trop marché.

De manière à égayer son séjour, sa mère Micheline lui a confectionné une douillette colorée et une tête de rideau assortie. Des photos de famille, celles qu'elle aimait, ornent les murs. «S'en rend-elle compte? Je ne sais pas. Mais on fait tout pour qu'elle se sente bien. Je lui parle, je la touche beaucoup», confie Micheline. Malgré la douleur, elle a accepté de nous parler de sa fille.

Le mois dernier, les proches de Marie se sont réunis dans la salle commune pour célébrer son 37e anniversaire. Sa soeur et ses nièces participaient à la fête, la famille est tissée serrée. Ils avaient apporté des fleurs et des ballons. Une pyramide de Timbits, dont elle raffole, remplaçait le traditionnel gâteau.

Marie n'a pas réalisé qu'on la fêtait. Elle a dévoré les beignes, elle a réussi à lire «bonne fête» sur un ballon et elle a ri des blagues de son beau-frère. Dès qu'il ressasse les souvenirs de leurs études secondaires, c'est le fou rire assuré. Mais Marie n'a cessé de chercher sa fille désespérément, alors que celle-ci était blottie contre elle.

Marie a pleuré pendant des jours quand elle a appris, en avril 2009, qu'elle avait la maladie d'Alzheimer. Jamais elle ne verrait grandir sa fille. «C'était sa plus grande peine. Elle pleurait tellement qu'elle en faisait de l'hyperventilation», raconte Micheline, des trémolos dans la voix. À son arrivée à la résidence, Marie a d'ailleurs vécu difficilement la séparation d'avec sa petite Florence. Elle marmonnait son prénom sans relâche. «Comment peux-tu me faire ça, maman?», a-t-elle lancé à Micheline, décontenancée.

Florence lui rend visite plusieurs fois par semaine, accompagnée de son père. La fillette lui dit qu'elle l'aime, elle lui fait des dessins, elle marche à ses côtés. Mais depuis quelques semaines, Marie réagit moins à sa présence. «Je lui dis que sa mère entend tout ce qu'elle lui dit et qu'elle va toujours l'aimer», raconte Micheline.

Marie a commencé à sentir que quelque chose clochait en 2008. Elle avait 34 ans. Elle était constamment fatiguée et souffrait de maux de tête. Son employeur a allégé ses tâches et lui a suggéré de consulter un médecin. Elle ne l'a pas fait. Sa productivité déclinait sans cesse et ses comportements changeaient. «Du jour au lendemain, elle a cessé de faire son ménage. Elle ne réussissait plus à cuisiner. Son mari était complètement dépassé», raconte sa mère.

Trois mois après le diagnostic, durant l'été 2009, Marie a cessé de conduire. «Elle a pleuré et elle m'a donné ses clés sans s'obstiner.» Deux mois plus tard, la maladie attaquait déjà son langage; elle inversait des syllabes ou se trompait de mot. «Elle en riait», dit Micheline.

L'an dernier, tout a déboulé. «Ça a été le crash.» Marie a commencé à faire de l'anxiété. Elle pleurait du matin au soir. Elle ne savait plus quel jour on était ou comment allumer la téléviseur. Un jour où Florence était fiévreuse, Marie a paniqué et n'a pas su comment réagir. Des accompagnantes se relayaient à son domicile, décontenancées. «Marie me téléphonait souvent en larmes au bureau», raconte Micheline, retraitée depuis l'automne.

Durant ces épisodes, Florence tentait de consoler sa mère. Elle lui apportait une collation, un verre d'eau. Elle l'aidait à retrouver tout ce qu'elle perdait. «Florence est très débrouillarde, mais ce n'est pas une vie pour une enfant.» La petite a fréquenté la maternelle la tête ailleurs et les émotions à fleur de peau. «Elle était forte à la maison et elle s'écroulait dès qu'elle mettait les pieds dans la cour d'école.»

Aujourd'hui, Florence s'ennuie de sa mère, mais elle en parle peu. Elle est extrêmement fragile, elle est suivie de près à l'école. Micheline, qui a mis ses projets de retraite sur la glace, supervise ses devoirs quotidiennement. «On tisse un lien privilégié. J'adore voir aller mes petites-filles, ça m'apporte de la lumière.»

Micheline a vu son mari emporté par la maladie. Sa fille s'éteint à son tour. D'ici un an ou deux, ce sera la fin, croit-elle. «Comme mère, c'est atroce de voir sa fille mourir comme ça, à petit feu. Ça se vit, mais ça ne s'accepte pas.» Elle prie maintenant tous les jours pour que cette «maladie maudite» épargne sa petite-fille. «J'espère qu'elle sera heureuse et qu'elle réalisera ses rêves.» Un album, une boîte de souvenirs et les paroles de sa mamie l'aideront à se rappeler sa maman, Marie.

(Les prénoms ont été changés, à la demande de la mère.)