Les médecins canadiens multiplient les pressions pour empêcher Ottawa de leur déléguer l'entière responsabilité de prescrire de la marijuana médicale.

Santé Canada mène actuellement une vaste consultation pour modifier d'ici deux ans le règlement qui régit ce programme mis sur pied il y a environ une décennie. Les médecins craignent qu'au terme de l'exercice, le gouvernement Harper ne place sur leurs épaules le fardeau d'en devenir les «uniques chiens de garde».

Plus encore: dans leur forme actuelle, les propositions du fédéral iraient jusqu'à abolir les catégories de patients autorisés à bénéficier d'une telle thérapie au cannabis. En d'autres termes: d'ici deux ans, n'importe qui pourrait demander - et potentiellement obtenir - une prescription pour du pot médical. Le produit est aujourd'hui réservé à certains troubles de santé ou contextes particuliers, dont les soins en fin de vie ou les maladies dégénératives.

Ainsi, les médecins craignent que les nouvelles règles ne les place dans une situation très délicate en ouvrant les vannes d'un programme face auquel ils ont déjà des réticences.

«Les docteurs ne sont pas des pushers!» dénonce Yves Robert, secrétaire du Collège des médecins du Québec lors d'un entretien téléphonique.

Preuves scientifiques recherchées

Depuis plusieurs mois, des associations de médecins multiplient donc les interventions auprès de Santé Canada pour la convaincre de ne pas s'engager dans cette voie. C'est le cas, entre autres, de l'Association médicale canadienne et le Collège des médecins de famille du Canada, qui encore récemment défendaient leurs positions dans une lettre conjointe obtenue par La Presse et envoyée aux fonctionnaires responsables.

Le noeud du problème, selon eux, tient au fait qu'il n'existe pas suffisamment d'études scientifiques pour leur permettre de considérer la marijuana médicale comme un médicament à part entière. Le ministère fédéral de la Santé reconnaît lui-même cet état de fait sur son site web.

«Le fait de déléguer au médecin le pouvoir de donner accès à un produit illégal, pour lequel aucune indication médicale n'est adéquatement documentée à ce jour, aurait pour effet d'exposer le médecin à des risques juridiques et sociaux non négligeables», a dénoncé le Dr Robert sur le blogue du Collège des médecins du Québec.

Ironie du sort: la décision du gouvernement Harper de couper des millions de dollars dans la recherche sur la marijuana médicale lors de son arrivée au pouvoir serait en bonne partie responsable du manque de connaissances dans ce domaine aujourd'hui.

Petite révolution

Le Collège des médecins du Québec propose trois pistes de solutions: le statu quo, la légalisation ou «le traitement de ce produit comme n'importe quel autre médicament ou traitement».

Santé Canada s'engage plutôt à «travailler de concert avec la communauté» médicale «sur l'identification de renseignements de référence qui appuieraient adéquatement le médecin lors de la consultation du patient».

Nos demandes d'entrevue avec des fonctionnaires responsables pour clarifier ces intentions ont été refusées.

À l'heure actuelle, le protocole suivi est le suivant: pour obtenir de la marijuana, un patient doit demander à un médecin d'attester médecin qu'il est bel et bien affecté d'un trouble de santé lui donnant accès au programme. Le patient se tourne ensuite vers Santé Canada, qui lui donne l'autorisation de se procurer la drogue en question.

Il existe deux manières de s'approvisionner légalement en marijuana médicale. À travers Santé Canada, d'abord, qui l'envoie par la poste; ou en obtenant l'autorisation d'en faire pousser (soi-même ou par quelqu'un d'autre). À noter que les «clubs compassion» ou les dispensaires sont toujours considérés comme étant illégaux au Canada. Certains, dont à Montréal, font d'ailleurs l'objet d'accusations criminelles.

Fini la revente par Ottawa?

Par ailleurs, si le gouvernement devait aller de l'avant avec les propositions annoncées, il mettrait également fin à son implication dans la distribution du produit, de même qu'à la possibilité pour des particuliers de faire pousser eux-mêmes leur cannabis.

Ottawa s'approvisionne actuellement chez un seul fournisseur, Prairie Plant Systems. Il confierait plutôt à une série d'entrepreneurs la possibilité de s'engager dans cette culture, moyennant certaines exigences. Les usagers devraient obligatoirement s'y approvisionner.

Une telle réforme pourrait favoriser la création d'une véritable industrie parallèle. D'ailleurs, dans un documentaire récemment diffusé sur les ondes de Canal D, des entrepreneurs semblent déjà s'y préparer. 

Santé Canada a cité des motifs de sécurité pour expliquer sa décision de réformer le système. Les plantations de marijuana, en effet, sont vulnérables aux incendies et aux vols.

Une récente décision judiciaire a sans doute aussi pu influencer Ottawa. En avril dernier, soit quelques mois avant l'annonce du début des consultations, la Cour supérieure de l'Ontario a déclaré que le programme était inconstitutionnel. Le motif: le boycottage des médecins à travers le pays empêche les malades d'avoir accès au traitement et les force à passer par des voies illégales pour se procurer cette «substance contrôlée». La décision a été portée en appel.

«Il n'est pas bon, le pot»

Mais outre certains problèmes du système, les patients pourraient avoir un autre motif de favoriser le marché noir comme source d'approvisionnement: plusieurs s'entendent pour dire que la marijuana du gouvernement n'est pas assez puissante.

«La qualité du produit qu'ils offrent n'est pas à la hauteur des attentes des patients», tranche la présidente du conseil d'administration l'Association médicale du Québec, Ruth Élaine Vander Stelt.

«Il n'est pas bon, le pot!» renchérit la Dre Vander Stelt, qui est l'une des rares praticiennes à avoir déjà signé un formulaire du gouvernement pour permettre à un patient de bénéficier du programme.

Seulement 282 médecins québécois appuieraient actuellement une autorisation de possession en vigueur, sur un total de 4177 à travers le pays. Les médecins les plus actifs à cet égard sont ceux de la Colombie-Britannique et de l'Ontario, avec près de 1500 attestations en cours chacune.

En date du 1er novembre 2011 au Canada, 12 225 personnes détenaient une autorisation de posséder de la marijuana en vertu du programme fédéral - 519 au Québec. Du nombre, 2776 s'approvisionnaient auprès de Santé Canada; 7277 détenaient un permis de production pour utilisation personnelle et 2163 pouvaient en cultiver pour quelqu'un d'autre.