D'un côté, deux enfances ruinées. De l'autre, trois parents pleins de remords et d'espoir. Au total, neuf témoignages, pour mieux comprendre le quotidien des familles marquées par l'abus d'alcool ou de drogue.

À cinq mois de grossesse, enceinte de son deuxième enfant, Anna-Aude avait rendez-vous pour se faire avorter.

«Mais je suis restée à la porte de la clinique, raconte la Montréalaise de 31 ans. On ne m'aurait pas laissé fumer pendant l'intervention, et je ne pouvais pas concevoir de passer une seule minute sans ma pipe à crack.»

À l'époque, Anna-Aude avait déjà une petite fille de 7 ans. «Elle venait d'avoir 1 an quand j'ai essayé le crack pour la première fois, se souvient-elle. Cette drogue m'avait toujours fait peur, mais je croyais qu'être mère m'empêcherait de déraper...»

Erreur. Malgré ses efforts pour fuir la tentation, Anna-Aude a fini par tout abandonner en rafale: son emploi dans une bibliothèque, son petit salon de massage, ses études, sa conjointe, son appartement. «Ma fille aînée m'a suivie partout. Je l'emmenais voler à l'épicerie et je lui nettoyais un petit coin dans des crackhouses.»

«J'ai fini par appeler son père pour lui dire de venir la chercher, mais ça m'a juste laissé encore plus de place pour faire le party...»

Les nouvelles colocataires d'Anna-Aude lui ont vite demandé de partir. «Ce jour-là, dit-elle, j'ai pris ma pipe à crack et un briquet. J'ai marché jusqu'au coin Ontario et Papineau, et c'est devenu ma maison. Mon seul but, c'était de faire du cash pour pouvoir me droguer.»

Au bout d'un an, Anna-Aude est tombée enceinte de sa deuxième fille - celle dont elle n'a finalement jamais avorté. «Elle bougeait quand je fumais, se rappelle-t-elle. Je me disais qu'elle sentait que ça me rendait heureuse.»

Il a fallu quelques mois pour que la jeune femme voie clair. «Un matin, je me suis réveillée à jeun après avoir dormi trois jours d'affilée. J'étais rendue à sept mois de grossesse. J'ai eu peur d'accoucher dans la rue et de mourir dehors, en plein hiver.»

Anna-Aude a accouché deux mois après son entrée en thérapie. La DPJ était là. « Mais puisque j'avais toujours été franche et que je m'étais reprise en main très vite, on m'a laissé mon bébé. Les compétences parentales, je les avais déjà, je faisais même des purées bios !»

Trois ans plus tard, la jeune femme a vécu une ou deux brèves rechutes et ne fume plus que du cannabis, même si son nouveau travail d'intervenante la ramène régulièrement dans les crackhouses. Elle termine son certificat à l'université. Sa petite fille de 4 ans vit avec elle. Sa grande de 11 ans la visite régulièrement.

Récemment, Anna-Aude les a emmenées dans un restaurant bien spécial. «Quand je vivais dans la rue, j'ai fait une overdose dans les toilettes, confie-t-elle. Elles ne le savent pas, mais pour moi, y retourner avec elles, c'était une victoire.»



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«Je passais mon temps à le réveiller pour qu'on ne finisse pas dans le fossé.»

Hanté par l'héritage d'une grand-mère héroïnomane, d'un grand-père alcoolique et d'un père vendeur de drogue, Christophe, 16 ans, a tourné le dos aux amphétamines après une cure au centre Le Grand Chemin, à Québec.

«Quand j'étais petit, mon père avait le droit de me voir seulement pour m'emmener jouer au hockey. Souvent, je l'attendais pour rien. Et quand il venait, il s'endormait au volant. Je passais mon temps à le réveiller pour qu'on ne finisse pas dans le fossé. Ça m'enlevait tout mon plaisir. Jouer au hockey, c'était vraiment ma passion, et il a gâché ça.

«Chez lui, il pouvait pitcher la table et le frigo à bout de bras. Il se pétait la tête contre le mur en me disant que j'étais sa seule raison de vivre. Je savais bien que ce n'était pas normal. Il m'appelait, après, pour me dire qu'il s'en voulait et que ça n'arriverait plus jamais, mais la fois d'après, ça recommençait.

«Avec sa blonde, ils passaient leur temps à vérifier si quelqu'un nous espionnait aux fenêtres. Ils démontaient les appareils pour vérifier s'il y avait des caméras cachées dedans. Un jour, il a mis du tape partout sur l'écran d'ordinateur.

Il est tellement tout seul dans la vie que, après avoir reçu des menaces de mort, il a appelé ma mère pour qu'elle vienne chercher ma demi-soeur. Il se berçait avec elle à moitié habillée, sur un coin de rue, en plein hiver.

«J'avais beau le voir tout croche, je voulais toujours y aller la fin de semaine. C'était tout crotté, mais j'étais libre. Il dormait sans arrêt ou était sur un buzz, alors je jouais aux jeux vidéo toute la journée.

«Je ne disais rien à ma mère. Tous ces secrets m'ont empêché d'être proche d'elle. Peu importe où j'allais, je n'étais bien nulle part.»



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«Je ne voulais pas les laisser ici, sur terre.»

Entrepreneure de 38 ans, Christina est entrée au centre Dollard-Cormier parce qu'un cocktail de drogues a failli la conduire à tuer ses enfants, alors âgés de 5, 7 et 9 ans.

«Ma mère était alcoolique et mon père était joueur compulsif. Il la battait si fort qu'elle partait souvent en ambulance. Moi, j'ai commencé à fumer des joints à 20 ans seulement. Ça ne m'a pas empêchée d'avoir mes petites entreprises. Mes enfants ne manquaient de rien, je jouais beaucoup avec eux. Je pensais même que la drogue m'aidait à assumer mes responsabilités parentales.

«Après ma dernière grossesse, j'ai fait une dépression. Mon mari a été infidèle. On est restés ensemble, mais ça m'a anéantie. Je prenais 4 g de marijuana par jour, de la cocaïne et du speed. Je vivais prostrée. Je ne voulais même plus sortir ou répondre au téléphone parce que j'étais certaine qu'on allait me tuer. Je disais aux enfants que j'étais fatiguée, que ce n'était pas de leur faute, que je les aimais. Mais je détestais mon rôle de mère, car je voyais bien l'impact que ma vie avait sur eux.

«Un jour, j'ai décidé que je voulais mourir avec mes enfants. Je ne voulais pas les laisser ici, sur terre. Tout était planifié. Mais avoir une pensée aussi atroce m'a donné la plus grande frayeur de ma vie. C'est la peur qui m'a poussée à me rendre aux urgences psychiatriques, et c'est ce qui va m'empêcher de rechuter. Je ne veux plus jamais revivre un tel cauchemar.»



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«Je pleurais, assise près d'elle complètement K.-O.»

Même si son père l'a emmenée vivre avec lui à l'âge de 2 ans, Katia, 17 ans, a longtemps voulu sauver sa mère, cocaïnomane, qui a accouché d'elle prématurément puis l'a inondée de sa souffrance. Après une cure au Grand Chemin, elle vient d'arrêter les amphétamines.

«Quand j'étais bébé, mon père me retrouvait souvent en train de pleurer, assise à côté de ma mère complètement K.-O. Un jour, elle a fait une tentative de suicide. On est partis, mais toute mon enfance, ma mère m'appelait en disant qu'elle se tuerait si je ne venais pas la voir. Puis, elle s'agrippait physiquement à moi. Je la réconfortais, mais je paniquais en dedans; je me sentais tellement impuissante. Elle m'a même appelée de l'hôpital pour que j'aille la voir, branchée de partout.

«Comme enfant, tu as besoin d'amour et tu reçois juste de la souffrance. Mais ce n'est pas sa faute; elle en a tellement manqué elle-même. Elle voulait quelque chose que je ne pouvais pas lui donner. Je me disais: je ne vaux pas grand-chose.

Je lui ai écrit une lettre pendant ma cure. Je pensais que nos rôles se replaceraient. Mais elle est si bloquée dans sa souffrance qu'elle ne voit rien d'autre, malgré ses efforts.

«Moi, quand je prenais des amphétamines, j'essayais d'être parfaite. Je me cachais dans ma chambre pour que ma petite demi-soeur ne me voie pas pleurer. Un jour, je vais adopter des enfants - je ne veux pas en faire parce que j'ai peur qu'ils attrapent mes maladies mentales.»



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«Mon fils ne m'appelait pas maman.»

Katrine Roy, 21 ans, est mère d'un garçon de 3 ans. Elle vit avec lui en appartement supervisé.

«Quand j'ai passé les portes de Portage, je n'étais plus capable! Mon chum m'avait quittée et je fumais un joint après l'autre. Je laissais notre fils devant la télé. Il s'endormait à n'importe quelle heure. Il ne m'appelait pas «maman», mais Kat, comme mes amis. Aujourd'hui, «maman», c'est le premier mot qu'il dit en commençant sa journée. Je suis en train de terminer mon secondaire et j'en mange! Je veux faire de l'analyse biomédicale, avoir une maison, d'autres enfants et donner ce qu'il y a de mieux à mon fils. À Montréal, on sent l'odeur de la marijuana à tous les coins de rue, mais je me suis fait tatouer les trois oiseaux de Portage sur l'avant-bras, pour me retenir.»

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«Je ne pourrais même pas les reconnaître si je les croisais dans la rue.»

Rachel a perdu ses trois premiers bébés alors qu'elle se prostituait. Elle est entrée à Portage dans l'espoir de pouvoir garder le quatrième.

«Quand j'étais petite, ma mère m'emmenait dans la douche avec son copain. Elle me donnait un gros sac de cocaïne à livrer et me disait que c'était du sucre. Évidemment, j'ai fini par y goûter. Un jour, j'ai vu un bébé de 2 ans se faire jeter par la fenêtre d'un crackhouse.

«À l'époque, la mère d'une de mes amies me prenait en pitié, mais aujourd'hui, elle détourne le regard quand elle me croise dans la rue.

«Mon premier bébé appelle ma soeur maman. C'est vraiment fucké. Je ne pouvais pas en prendre soin. Je faisais des strip-tease. Je voulais juste fumer et boire.

«Après avoir fait une fausse-couche, j'ai décidé que je ne voulais plus jamais perdre un autre enfant. Mais la DPJ m'a arraché deux bébés des bras à l'hôpital. Ils m'ont encerclée, c'était horrible. Ils étaient à moi, et je ne pourrais même pas les reconnaître si je les croisais dans la rue...

«Quand la police m'a arrêtée, j'étais à nouveau enceinte. J'ai senti mon bébé bouger pour la première fois en prison. C'était comme un signe: «Ressaisis-toi, je veux grandir avec ma mère.»»

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«Elle les traitait d'animaux parce que leurs jeux faisaient du bruit.»

Mark, agent de voyages dans la quarantaine, s'est soumis à des analyses d'urine pendant un an et demi afin de prouver qu'il ne fumait plus de drogue et de retrouver la garde de sa fille de 9 ans et de son fils de 4 ans.

«Ma femme et moi, on fumait du pot sans problème depuis l'école secondaire. Mais ma femme a accouché de notre fils deux jours après la mort de sa mère. Elle a fait une grosse dépression et s'est mise à fumer vraiment sans arrêt. Elle se levait à midi et allait s'enfermer dans le garage. Les enfants l'attendaient à la porte, ils la suppliaient de sortir pour souper. Elle criait, les traitait d'animaux parce que leurs jeux faisaient du bruit.

«Je ne voulais plus les laisser seuls avec elle ni lui payer sa drogue, alors j'ai quitté mon emploi. On a été expulsés de notre appartement et on a abouti chez mes parents. C'est eux qui ont appelé la DPJ. Ma soeur pensait qu'on prenait du crack.

«J'ai commencé le programme de Toxi-Cour en septembre 2010 et j'ai retrouvé la garde des enfants six mois plus tard. J'ai trouvé un très bon travail. Ma femme aussi a arrêté la drogue, mais on s'est séparés.

«Honnêtement, sans la DPJ, je fumerais encore et ça irait encore plus mal qu'avant. J'ai enfin de l'argent, du temps et de l'énergie. C'est la première fois que je peux emmener mes enfants en vacances.»

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«Je disparaissais trois ou quatre jours.»

Il y a quelques années, Marianne a quitté les Cantons-de-l'Est pour suivre une thérapie à Portage. Elle est devenue travailleuse sociale:

«J'ai eu ma fille trop jeune, à 19 ans. Mes amis, l'alcool et la cocaïne occupaient toute la place. Le jour, je l'inscrivais à des cours. Le soir, c'était: vite, on la couche, on s'en débarrasse... Le matin, elle se faisait à manger toute seule pendant que je dormais. Après, j'allais la porter chez mes parents en disant que je reviendrais le soir, mais je disparaissais trois ou quatre jours.

«Ma fille était très renfermée et faisait des crises de colère démesurées. J'ai dû travailler à reprendre le contrôle, parce que je me sentais trop coupable de lui faire vivre tout ça. J'ai aussi dû la rassurer; elle avait toujours peur que je ne revienne pas.

«Aujourd'hui, j'ai toujours un sentiment de dégoût quand je pense au passé. Aujourd'hui, j'ai des choses précieuses: ma fille, mon chum, ma maison et mes cours à l'université.»

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«Je me demande pourquoi j'ai fait de ma vie un enfer.»

Après avoir été emprisonnée pour trafic de drogue, Lisa, 38 ans, a remplacé les amphétamines par l'alcool. Elle est entrée à Portage avec son fils d'un an et demi après avoir été recrutée dans le programme de Toxi-Cour:

«Après la naissance de mon fils, j'ai fait une grosse dépression. Je mélangeais l'alcool aux médicaments. J'étais tout le temps malade. Je n'avais pas d'ambition. Je pensais que c'était normal; tous mes amis buvaient.

«Je sais maintenant qu'on n'est pas obligé de vivre ainsi. Avant, je décidais de déménager, de changer de chum ou de changer de job, mais ça revenait toujours au même. Si tu ne changes rien en dedans, ça te suit. Aujourd'hui, je me lève heureuse. Je ne suis plus esclave! J'ai de bonnes amies. Mon fils est là, en sécurité; il sourit. On va au parc. Je lui montre le bon exemple. Tout semble tellement plus facile. Je me demande pourquoi j'ai fait de ma vie un enfer.»