Le Dr Gilles Morin se lève d'un bond et va fouiller dans sa bibliothèque. «C'est tellement beau! C'est comme de la soie!» Il revient s'asseoir en tendant une pierre brillante et duveteuse. «Prenez-la dans vos mains, ce n'est pas dangereux», assure-t-il, un sourire en coin.

Le Dr Morin a raison; la «pierre à coton» est soyeuse. À peine l'effleure-t-on du doigt qu'elle s'effrite en minces filaments. Difficile d'imaginer qu'elle évoque la peste pour des millions de gens. Et qu'elle contribue depuis des années à ternir la réputation du Canada sur la scène internationale.

Et pourtant, les experts sont formels: le chrysotile, comme tous les types d'amiante, tue à petit feu. Il provoque une mort lente et, dit-on, atrocement douloureuse. Au fil des ans, le Dr Morin a vu défiler un grand nombre de ses victimes dans son cabinet. Le souffle court, les poumons ravagés.

Mieux que personne, le médecin connaît les dangers du chrysotile. Ça ne l'empêche pas de le défendre. Envers et contre tous.

C'est le paradoxe d'Asbestos. Son drame, aussi.

Le Dr Morin est médecin de famille depuis 44 ans dans cette petite ville minière de l'Estrie. Il a été le médecin officiel de la mine Jeffrey pendant 20 ans. «Les cas d'amiantose, c'est moi qui les diagnostique, dit-il. Ces gens-là ont tous passé entre mes mains.» Ce matin encore, il a soigné un patient de 86 ans atteint de fibrose amiantosique.

C'est pourtant sans la moindre réserve qu'il appuie le projet d'expansion de la mine Jeffrey, qui permettrait d'extraire des millions de tonnes de fibre chrysotile pendant les décennies à venir. Un projet pour lequel la mine en déclin se bat depuis des années et qui pourrait connaître son dénouement d'ici quelques semaines.

La partie n'est pas gagnée. Ces jours-ci, Asbestos joue son avenir. Ses adversaires sont féroces. Mais ses habitants serrent les coudes. Tous, sans exception. Qu'ils soient mineurs, épiciers ou médecins.

Une industrie en déroute

C'est l'amiante qui a fait naître Asbestos, il y a 130 ans. La mine à ciel ouvert a toujours dominé la ville. Elle a même englouti des rues entières au gré de ses expansions - emportant maisons, églises et édifices publics au fond d'un cratère grisâtre de 2 km de diamètre.

À l'époque, personne n'avait jamais assez d'amiante. Les États-Unis, le Canada et l'Europe utilisaient ce «minéral magique», résistant au feu et à l'eau, pour bâtir l'État moderne, celui des baby-boomers. Asbestos roulait sur l'or.

Pierrette Théroux, présidente de la société d'histoire de la ville, a connu ces années fastes. «Les hommes changeaient de voiture chaque année. Les femmes portaient des manteaux de vison. Tout le monde partait trois semaines en Floride l'hiver.»

Cette époque est révolue. La crise de l'amiante, dans les années 80, a fait mal. Devenu synonyme de cancer, le minerai a été interdit par la plupart des pays occidentaux. Le cratère a cessé de s'étendre.

En 1995, dans une ultime tentative de survie, Mine Jeffrey a décidé de creuser à la verticale, dans les entrailles de la terre. «C'est là qu'est notre avenir», dit Claude Lortie, gérant de l'exploitation.

L'avenir est pour l'instant noyé dans des millions de litres d'eau. En 1998, Mine Jeffrey a été frappée de nouveau, cette fois par la crise économique en Asie, où se trouvent désormais la plupart de ses clients. Prise à la gorge, elle n'a jamais achevé la construction de la mine souterraine.

«Nous l'avons inondée pour maintenir la pression sur les murs et couper l'entrée d'oxygène, question de maintenir les meilleures conditions possibles, explique M. Lortie. La machinerie de pompage est prête. Il ne reste qu'à appuyer sur le bouton de démarrage.»

Mais avant, il reste encore et surtout à convaincre le gouvernement de garantir le prêt de 58 millions de dollars nécessaire à l'achèvement de la mine. Des investisseurs indiens et québécois sont prêts à racheter les actions de Mine Jeffrey et à fournir les 15 millions manquants au projet.

La balle est donc dans le camp de Québec - qui jongle depuis des mois avec ce dossier explosif. S'il va de l'avant, la mine crachera 225 000 tonnes de fibres par an. L'amiante sera exporté dans des pays du tiers-monde, surtout en Inde, pendant 25 ans.

Pour les militants anti-amiante, c'est un scénario cauchemardesque.

Mais c'est aussi un rêve auquel tout le monde s'accroche à Asbestos. La ville périclite. Ses forces vives sont parties pour ne jamais revenir. Les écoles se sont vidées. Le nombre d'habitants a chuté de 11 000 à 6700. Ceux qui restent veulent encore y croire. Désespérément.

L'espoir qui reste

Au restaurant, la serveuse nous aborde en souriant. «Il y a un monsieur au bar qui aimerait vous offrir... une crème d'amiante!» Tout le monde s'esclaffe. On rit encore, malgré tout, à Asbestos.

Une heure plus tôt, l'ambiance était plus tendue autour de la table où l'homme du bar et six autres mineurs étaient réunis pour nous parler de l'avenir de l'amiante, de la mine, de leur ville.

Il faut dire que La Presse n'a pas bonne presse à Asbestos. Nos reportages sur les inquiétudes des experts en santé publique à propos du chrysotile ont choqué. Autour de la table, les esprits se sont échauffés.

Réjean Mailhot s'est emporté: «On est encore en train de se justifier de vouloir survivre. Vous allez nous faire passer pour une bande d'épais qui pensent que la Terre est plate. On le sait qu'il y a des risques à l'amiante, on n'est pas sans dessein!»

Bien sûr, les gens d'Asbestos savent que l'amiante tue. Comment pourraient-ils l'ignorer, eux dont les grands-parents ont travaillé dans des conditions horribles il y a un demi-siècle?

Ils le savent trop bien, mais ils sont convaincus que, aujourd'hui, il est possible d'utiliser le minerai en toute sécurité, et que ces méthodes peuvent être appliquées dans les pays du tiers-monde.

Le grand-père de M. Mailhot a travaillé à la mine. Son père aussi. Sa femme travaille à la caisse d'économie... dont l'avenir dépend de la mine. «Tout le monde ici attend de savoir si le projet fonctionnera. Pour ma part, je ne peux plus me fier à un peut-être.»

M. Mailhot est au bout du rouleau. Cette année, il n'a travaillé que six semaines à la mine. Pas de quoi faire vivre sa famille. Son collègue Serge Roux n'est descendu dans le cratère qu'un petit mois. Ce n'est même pas suffisant pour obtenir des prestations d'assurance emploi.

«Depuis qu'on est petits, on veut rentrer à la mine, dit M. Roux. Autour de nous, il y a toujours eu ces gens qui menaient la belle vie.» Les temps ont changé. Les 2300 mineurs ne sont plus que 280. Pour relancer la mine, ils ont consenti à des baisses de salaire. Ils ont même investi leurs économies.

Ce projet à 2000 pieds sous terre, c'est leur seul espoir. Il créera 500 emplois et sans doute deux fois plus d'emplois indirects. «Les jeunes reviendront, la valeur des maisons augmentera, les écoles se rempliront, on pourra même conserver notre hôpital», prédit le mineur et conseiller municipal Serge Boislard.

Mais si le projet avorte, Mine Jeffrey fermera ses portes. Et Asbestos poursuivra son inexorable déclin.