Benoît Lavigne a passé son enfance à Asbestos, dans les années 60. Il se souvient des étés où les moustiquaires étaient obstruées par la poussière d'amiante. Des hivers où il glissait sur les montagnes de rebuts crachés par la mine. Des cours d'arts plastiques où il mélangeait de la poudre d'amiante avec de l'eau pour modeler des figurines.

Tous les Asbestriens de plus de 50 ans se souviennent de la poussière sur la ville. «Je lavais l'auto de papa, une Mercury bleue, et une demi-heure après, elle était blanche», raconte le Dr Gilles Morin.

À l'été 1963, alors étudiant, le Dr Morin a travaillé comme ensacheur à la mine. «L'amiante arrivait dans des dalles. On en remplissait des poches de jute qu'on secouait jusqu'à ce qu'elles pèsent 100 lb!» L'air était tellement saturé de fibres que les ensacheurs n'arrivaient plus à se voir, même s'ils travaillaient côte à côte.

Les choses ont changé. Au dernier étage de l'usine, 98 000 sacs filtrants purifient l'air. «Cet étage, c'est une immense balayeuse», dit Claude Lortie, gérant des opérations de Mine Jeffrey. L'ensachage est automatisé. «Personne ne ramasse la fibre à mains nues. Les machines sont sous pression négative; aucune poussière n'en sort.»

L'entrepôt se trouve au rez-de-chaussée. Des centaines de sacs de 50 kg seront bientôt expédiés par cargo en Asie, où la demande pour cette fibre résistante et abordable ne cesse d'augmenter. Sur les sacs, cet avertissement: «Fibre chrysotile. Éviter de créer de la poussière. Risque de cancer et maladies pulmonaires.»

Les travailleurs asiatiques ont-ils les moyens de suivre cette recommandation? «Oui!» jure Bernard Coulombe, président de Mine Jeffrey. «Je ne vends qu'à de grandes usines qui ont des règles très strictes. Mes clients ne sont pas des sauvages. Ils ont des normes, des mesures de contrôle, un ministre de l'Environnement!»

Militants et experts en santé publique sont pourtant loin d'être convaincus que les entreprises du tiers-monde puissent assurer des conditions de travail semblables à celles de Mine Jeffrey. Des témoignages et des images recueillis dans des usines indiennes, où des travailleurs plongent leurs mains nues dans des sacs d'amiante québécois, confirment leurs craintes.

Des images choquantes, mais exceptionnelles, selon M. Coulombe. «Quand ils arrivent en Asie, les sacs sont entreposés. Rien n'empêche le directeur de ces entrepôts de vendre à la sauvette deux ou trois sacs à de petits entrepreneurs qui les utilisent mal, mais que voulez-vous qu'on y fasse?»

Interdire, répondent les militants. Interdire la production et l'exportation d'amiante pour empêcher que ne se reproduise en Asie le désastre de santé publique qu'ont connu les Asbestriens il y a un demi-siècle.

Pour Asbestos, ce n'est pas une solution. Plutôt une condamnation, presque un arrêt de mort, pour cette ville déjà ébranlée par la crise de l'amiante des années 80, quand l'Occident a rejeté le minerai cancérigène.

Aux yeux de Benoit Lavigne, il est déjà trop tard. Quand il retourne dans sa ville natale, il ressent une «déchirure» dans son coeur d'Asbestrien. «Je regarde cette ville qui tombe en ruine. Je cherche sa fierté, sa beauté d'autrefois. Déçu, je ne la reconnais plus. Elle est devenue une vieille dame assise dans une chaise berçante qui attend la mort.»