(Lac-Mégantic) Dix ans après le monstrueux déraillement qui a fauché 47 vies, anéanti le centre-ville et affecté toute la population, Lac-Mégantic s’efforce d’aller de l’avant sans pour autant oublier. Regards croisés sur une communauté en pleine reconstruction.

Colette Roy Laroche appelle à la mobilisation

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Colette Roy Laroche, mairesse de Lac-Mégantic au moment de la tragédie, a pris sa retraite de la politique à la fin 2015.

Rencontrée chez elle un mois avant le 10e anniversaire de la tragédie ferroviaire qui a ravagé sa ville, l’ex-mairesse de Lac-Mégantic revisite le passé d’un autre œil.

« C’est un temps où je n’ai qu’à vivre ces évènements et à laisser monter les émotions, ce que je n’acceptais pas », explique celle qui avait gagné le surnom de Dame de granit, en référence à cette roche très solide omniprésente dans la région.

Je refusais que les émotions m’envahissent parce que je voulais rester debout, représenter le courage pour les gens.

Colette Roy Laroche, mairesse de Lac-Mégantic au moment de la tragédie

Pendant que la mairesse se débattait avec la gestion, colossale, de l’après-tragédie, son mari combattait un cancer du cerveau, diagnostiqué en juin 2014. Huit mois plus tard, il rendait son dernier souffle.

Mme Roy Laroche, qui avait déjà perdu son premier mari à l’âge 25 ans, alors que sa fille était toute petite, est ainsi devenue veuve pour la seconde fois. Lorsqu’elle a quitté la politique, à l’automne 2015, elle a trouvé sa maison bien vide.

« Aujourd’hui, quand je parle du 10e, c’est aussi un rappel de ce deuil-là pour moi. »

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La tragédie a coûté la vie à 47 personnes, détruit le centre-ville et marqué à jamais la communauté de Lac-Mégantic.

Comme chez bien des victimes de choc post-traumatique, les émotions ont refait surface bien plus tard. « Moi, ç’a été six ans après la tragédie. Chaque fois, on pensait que c’était une crise de cœur : ce n’était pas une crise de cœur, c’était un traumatisme qui se manifestait physiquement ! »

La première entrevue qu’elle a donnée pour les commémorations, en mai dernier, a réactivé ses symptômes, la renvoyant aux urgences.

« Je suis bien dans ma tête, mais je sais que je suis fragile », admet celle qui fêtera bientôt ses 80 ans.

Elle a pris une pause, mais a maintenu les entrevues, « un devoir de mémoire » à ses yeux.

« Je veux continuer à vivre, à ne pas me cacher, à rencontrer les gens, à faire face à ces situations qui, finalement, me troublent. Il faut que j’apprenne à laisser marcher mon cœur. »

Et dans son cœur ces jours-ci, il y a aussi de la colère envers le gouvernement fédéral, dont elle dénonce « l’inaction et le manque de volonté politique » face aux enjeux de sécurité ferroviaire.

Il y a eu des changements, mais si peu. Il faut remettre ce dossier-là sur la pile !

Colette Roy Laroche, mairesse de Lac-Mégantic au moment de la tragédie

Jusqu’au 6 juillet, « le devoir de mémoire est prioritaire ». « [Mais après], je pense qu’il devrait y avoir une mobilisation des citoyens et des municipalités », affirme-t-elle.

La réglementation du secteur ferroviaire doit être resserrée pour ressembler à celle de l’aviation, plaide-t-elle.

« Je n’ai plus l’âge de porter le flambeau, mais comme ex-mairesse qui a vécu cette tragédie, je peux peut-être apporter ma voix, et mettre de la pression pour que le fédéral modifie sa réglementation. »

Le baptême du feu de la Dre Généreux

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La Dre Mélissa Généreux, aujourd’hui médecin-conseil à la Direction de santé publique du CIUSSS de l’Estrie-CHUS, venait d’être nommée directrice de la santé publique de l’Estrie en juillet 2013.

« Il faut que tu viennes, la ville de Mégantic est en feu, c’est peut-être un train ! » Lorsque la Dre Mélissa Généreux reçoit cet appel, un samedi peu après 1 h du matin, cela fait à peine quatre jours qu’elle est directrice de la santé publique de l’Estrie.

« Pendant 10 secondes, j’ai pensé que c’était une initiation tellement c’était invraisemblable », se souvient-elle.

Une fois le quartier général de son équipe installé à Sherbrooke, elle part pour Lac-Mégantic, un trajet d’une heure et demie… dont une heure sans signal cellulaire. « Dans une opération d’urgence, une heure, c’est un siècle. Je l’ai trouvée très longue, cette heure-là. » Elle arrive dans les hauteurs de Nantes : « Tout ce que je voyais, c’était le nuage de feu : c’était vraiment immense, ce qui se passait », raconte-t-elle d’une voix brisée par l’émotion. « Ç’a été mon baptême du feu. »

Faute de place pour dormir à Mégantic, elle refera ce trajet quotidiennement durant des semaines. À l’automne, les consultations pour services psychologiques diminuent ; « [or] force est d’admettre que ce qu’on voit sur le terrain, c’est que la santé psychologique et sociale n’est peut-être pas au mieux ».

Inspirée par Danielle Maltais, professeure de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) spécialiste des évènements traumatiques, la Dre Généreux lance une série de grandes enquêtes.

La première, menée en 2014, révèle que les résidants exposés à la tragédie sont nettement plus nombreux que ceux du reste de l’Estrie à témoigner d’épisodes dépressifs, de consommation excessive d’alcool et de troubles anxieux.

Dans la deuxième, en 2015, les deux tiers des adultes rapportent des symptômes de stress post-traumatique modérés à sévères.

Deux ans après la tragédie, des résidants lui racontent qu’ils évitent la télé ou le centre-ville, font des cauchemars, dorment habillés ou avec leur clé en main pour être prêts à tout.

« Et la plupart gardaient ça pour eux en disant : “Je ne vais quand même pas me plaindre et encombrer le réseau de la santé, il y a des gens qui ont vécu pire.” »

Elle convainc alors Québec de financer une équipe de proximité, qui va au-devant des citoyens, et inspirera le Réseau d’éclaireurs en santé psychologique créé par Québec en réaction à la pandémie.

Aujourd’hui médecin-conseil à la Direction de santé publique du CIUSSS de l’Estrie-CHUS, la Dre Généreux va encore à Mégantic chaque mois. « D’une façon un peu égoïste, parce que ça me fait du bien », avoue-t-elle.

« J’ai une profonde admiration pour les gens, je trouve que c’est beau à voir. »

Cette communauté « qui a vécu des choses que vous ne pouvez même pas imaginer » a su « miser sur ses forces et cheminer », souligne-t-elle.

« Ce sont des gens qui ont une profondeur de réflexion, qui ont compris des choses sur la vie. On a tout à apprendre d’une communauté qui a connu tout ce cheminement. »

Dans un centre-ville en quête d’ambiance

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Me Andréanne Veilleux, devant la voûte de ses nouveaux bureaux de Lac-Mégantic, Une section de son ancienne chambre forte rue Frontenac, a étonnamment résisté au feu, de sorte que plusieurs des actes notariés qu’elle contenait se retrouvent aujourd’hui ici.

« Quand on ouvre la voûte le lundi matin, il y a encore une petite odeur, une espèce d’odeur de pétrole brûlé », glisse la notaire Andréanne Veilleux, rencontrée dans ses locaux tout neufs de la rue Papineau.

Une partie des actes notariés conservés ici ont été trouvés intacts dans les décombres de ses anciens bureaux en juillet 2013, protégés par une section de la chambre forte qu’avait fait construire son grand-père. Après des semaines de traitement à l’ozone, des pages restaient un peu collées ou noircies, mais « tout était lisible », raconte cette notaire de quatrième génération.

Tout le reste, par contre, est parti en fumée, tant dans son édifice que dans une autre étude de la rue principale. Même plus moyen d’acheter un cartable en ville, avait dû expliquer une collègue aux responsables de la Chambre des notaires. « Ils ont réalisé qu’on était nous-mêmes complètement impactés. »

Systèmes informatique et téléphonique, photocopieur, meubles, papier, il lui a fallu tout racheter pour s’installer temporairement dans le parc industriel.

Dans les sept mois précédant la tragédie, on avait commencé à tout numériser. On a au moins pu récupérer les dossiers en cours, sinon on n’avait plus rien.

Andréanne Veilleux, notaire

Plus encore que les successions, ce sont les délocalisations de citoyens du secteur Fatima, de l’autre côté de la rivière Chaudière, que MVeilleux a trouvées éprouvantes. Ces terrains n’étaient pas contaminés, mais avaient été ciblés par la Ville pour permettre la reconstruction de commerces, dont le Metro et le Jean Coutu.

« Comme notaires, on était appelés à faire des contrats et c’était difficile. Les gens étaient émus, tristes, ça a fait comme une deuxième tragédie, un deuxième secteur touché. »

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Derrière la voie ferrée et le site commémoratif de la tragédie, un édifice occupe aujourd’hui une partie du terrain où se trouvait l’étude de Me Andréanne Veilleux.

Devant les délais et incertitudes liés à la reconstruction, MVeilleux a elle-même dû renoncer à rebâtir ses bureaux rue Frontenac. De son nouveau local de la rue Papineau, par-delà la voie ferrée et le site du Musi-Café marqué d’une guitare blanche, elle a une vue imprenable sur son ancien terrain.

« On savait tous que ça prendrait au moins 10 ans et regardez : ça fait 10 ans et la plupart des gens vous diront que c’est à moitié fait. Ce n’est plus en chantier, mais on ne s’est pas encore approprié notre centre-ville. »

« [Les repères] vont probablement venir avec le temps, à force de se promener et d’avoir nos endroits de prédilection, [mais pour l’instant], je m’ennuie un peu du centre-ville, du quartier, de l’ambiance, des bâtisses serrées. »

En parler pour guérir

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Denis Lauzon, directeur du Service de sécurité incendie région Lac-Mégantic lors de la tragédie de 2013, est aujourd’hui enseignant à l’Institut de protection contre les incendies du Québec (IPIQ).

Denis Lauzon était chef des pompiers de Lac-Mégantic en juillet 2013. Aujourd’hui enseignant à l’Institut de protection contre les incendies du Québec (IPIQ) de Laval, il met ses élèves en garde contre le stress post-traumatique, qui l’a rattrapé deux fois plutôt qu’une.

« Le stress et moi, oubliez ça, on ne peut pas être dans la même pièce », blague M. Lauzon, rencontré à l’IPIQ en marge d’un barbecue avec son groupe.

En se précipitant hors de chez lui peu après 1 h du matin le 6 juillet 2013, il a été frappé par l’ampleur de l’incendie.

Je voyais la fumée noire dans le ciel noir, avec les flammes qui étaient sur une bonne longueur de la ville. Je savais que je n’avais ni les équipements ni les hommes pour tenir un gros feu comme ça.

Denis Lauzon, ancien chef des pompiers de Lac-Mégantic

Il doit se décider, vite. Demander de l’aide, jusqu’à Sherbrooke, Saint-Georges et Victoriaville. Évacuer quelque 2000 résidants. Protéger le périmètre. Et se débrouiller sans fréquence radio commune.

« Les pompiers venaient me demander si j’avais des nouvelles des autres, si le feu était rendu loin : je ne le savais pas. De notre côté, c’était un mur de flammes qu’on voyait. »

Après 24 heures, il rentre dormir 5 heures. Ce sera sa ration de sommeil quotidienne durant « deux grosses semaines ».

À la fin octobre, un pompier volontaire novice, qui avait vu la dépouille mortelle de son ex-conjointe dans les décombres, met fin à ses jours. Le chef réclame de l’aide pour ses hommes, comme il l’avait fait dans les jours suivant le déraillement. En 2014, il n’en peut plus.

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Denis Lauzon

J’étais désorganisé, je doutais de moi-même, des décisions que j’avais prises. J’étais en stress post-traumatique.

Denis Lauzon était chef des pompiers de Lac-Mégantic

Il consulte une travailleuse sociale, arrête 10 mois et revient « peut-être trop vite ». Entré comme directeur adjoint à l’IPIQ en 2016, il craque en 2019.

« Encore là, c’est le stress. Je suis devenu désorganisé comme je l’étais en 2014, ça ne fonctionnait plus. »

Aidé d’une psychologue et de son médecin, « un ancien major de l’armée qui connaît le stress post-traumatique », il revient un an plus tard comme enseignant.

« Un jour, vous allez vivre le stress post-traumatique », dit-il à ses élèves.

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Joshuah Munn, étudiant à l’Institut de protection contre les incendies du Québec (IPIQ)

« J’ai vécu mon premier appel la semaine passée et c’était une tentative de suicide », confirme l’un de ses élèves, Joshuah Munn. « On a fait un bilan à la caserne pour savoir si tout le monde était correct, ventiler un peu, laisser les émotions sortir. »

« En parler, c’est la guérison », approuve M. Lauzon.

Il ne s’en cache pas, l’incendie qui a ravagé Mégantic est toujours à son esprit : « Je repense à ça tous les jours, j’en rêve quasiment chaque nuit. » Il doit prendre des somnifères pour dormir, et les feux d’artifice le font encore réagir. Mais après 10 ans, la situation s’améliore : « Je digère plus rapidement les choses, j’assimile. Ça va mieux. »

Les dépanneurs du cœur

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André Fortin et Mélanie Bédard, propriétaires du Dépanneur du coin, rue Laval

Situé au ras de la zone rouge, le dépanneur de Mélanie Bédard et d’André Fortin est devenu un véritable service essentiel dans les jours qui ont suivi de la tragédie. Dix ans plus tard, ils demeurent à l’écoute de la communauté.

« Les gens sont un peu tannés d’en entendre parler, c’est sûr. Même nous, quand on va à l’extérieur, on ne dit même plus qu’on vient de Mégantic », témoigne Mme Bédard.

« On dit qu’on vient de Sherbrooke, c’est moins de questions », blague son conjoint.

Le matin du 6 juillet 2013, incertaine de l’ampleur des dégâts et voulant éviter de « voir des choses [qu’elle n’aurait] pas voulu voir », Mme Bédard avait renoncé à se rendre au centre-ville pour ouvrir le commerce familial. Le téléphone n’a pas tardé à sonner : des dizaines de personnes attendaient à l’extérieur, rue Laval.

« Il y avait une file aux toilettes, les gens voulaient du café, il n’y avait plus d’eau, plus de Pepsi, plus de sandwichs », se souvient M. Fortin. Et il fallait aller chercher les commandes chez les fournisseurs, puisque les livreurs ne pouvaient plus se rendre. « On devenait essentiels, donc il fallait être là, on n’avait pas le choix », résume Mme Bédard.

Les séries télé diffusées ce printemps ont ravivé les émotions. Les propriétaires n’ont pas perdu de parents immédiats, mais la plupart des 47 victimes faisaient partie de leur clientèle.

Ils habitaient tous pas mal près, c’étaient des gens qu’on fréquentait tous les jours. Tu m’en parles et j’ai mal en dedans.

André Fortin, copropriétaire du Dépanneur du coin

Si beaucoup de résidants évitent le sujet, « certaines personnes vont en parler plus, régulièrement », précise Mme Bédard.

« J’ai encore des clientes qui ont perdu des enfants [adultes], c’est tous les jours qu’elles vont m’en parler. »

À un point tel que des années après la tragédie, l’équipe de proximité de la Santé publique lui a proposé de suivre la formation de premiers secours psychologiques de la Croix-Rouge.

« Être plus à l’écoute, laisser vivre l’émotion. Ne pas dire : “C’est triste, je te comprends.” Tu ne peux pas comprendre, tu ne vis pas la situation ! », illustre Mme Bédard. « Dans ma vie personnelle aussi, ça m’a beaucoup apporté. »

Une date de fête, des photos qu’on garde sur soi, l’approche du 6 juillet : même après 10 ans, les disparus ont tant d’occasions de faire sentir leur absence…

« On est une petite communauté, c’est sûr qu’on est proches de nos clients. On les connaît tous. Ils savent qu’on va les écouter, et qu’on n’aura pas de jugement. »

Lisez « Lac-Mégantic, 10 ans plus tard : la nuit de la tragédie »