(Lac-Mégantic) Les avocats qui représentent les personnes qui seront expropriées en vue de construire la voie de contournement à Lac-Mégantic ont officiellement déposé leur demande d’injonction pour faire suspendre immédiatement le processus d’expropriation entamé par le gouvernement fédéral.

L’expropriation de 43 résidants vise à aménager une voie de contournement pour la voie ferrée qui traverse le centre-ville de Lac-Mégantic, où un convoi de wagons-citernes incontrôlable a déraillé et pris feu le 6 juillet 2013, faisant 47 morts.

La voie de contournement de 12,5 kilomètres devait aider la ville à se remettre du traumatisme collectif vécu lors de la catastrophe. Cependant, 10 ans après le drame, les travaux n’ont toujours pas commencé et le projet est devenu une source de division et de colère au sein de la population de la région.

Ottawa a confirmé à la mi-juin que la construction commencerait finalement cet automne, mais les expropriés n’ont pas dit leur dernier mot.

Toute sa vie, Raymond Savoie a vécu dans une petite maison en pierre entourée de terres agricoles qui a été construite par son arrière-grand-père il y a près de 100 ans à Lac-Mégantic.

Sa femme et lui ont toutefois appris le mois dernier que leur maison et une partie de leur terrain seront expropriées le 1er août pour mener à bien le projet de voie de contournement.

Le gouvernement a assuré à M. Savoie que sa maison serait déplacée, ou démantelée pierre par pierre et reconstruite, mais il n’y croit pas. « Ils veulent la raser au bulldozer », dénonce-t-il.

Yolande Boulanger, âgée de 85 ans, doit quant à elle perdre près de 36 acres de la ferme où elle vit depuis 1964.

Mme Boulanger, qui a perdu son petit-fils de 19 ans dans la tragédie, souligne que son opposition à la voie de contournement va au-delà de la perte d’une partie de la ferme bovine qui appartient à la famille de son défunt mari depuis 1933.

Selon elle, la qualité de l’eau pourrait aussi souffrir du projet, puisqu’elle se dit convaincue qu’elle sera contaminée par le dynamitage et les travaux à venir.

« Si la voie de contournement se matérialise, ce sera une autre catastrophe », prévient-elle.

Nombreuses préoccupations

Lors de consultations publiques, en mai, quelque 63 parties et leurs avocats ont soulevé des objections au projet de voie de contournement, selon le rapport du conseiller-auditeur.

Ils ont notamment déploré que le tracé proposé compte plus de courbes que la voie actuelle – ce qui pourrait provoquer de nouveaux déraillements.

Ils ont également rappelé que les sondages montrent que la majorité des résidents des trois communautés le long de la voie de contournement, y compris à Lac-Mégantic, s’opposent au projet.

De plus, ils ont soutenu que les itinéraires alternatifs n’ont pas été correctement étudiés et que le prix du projet a explosé.

Mais la préoccupation la plus courante concernait les impacts environnementaux potentiels : perte de zones humides, abaissement de la nappe phréatique et dégradation de puits privés.

Un rapport d’hydrogéologie publié en mai 2022 par la firme Englobe notait que plusieurs milieux humides seraient vraisemblablement touchés, soit directement par la construction, soit par l’abaissement de la nappe phréatique. Les puits, ainsi que les plans d’eau de surface comme les rivières, pourraient être affectés.

L’un des avocats qui représentent les expropriés, Frédéric Paré, affirme que l’itinéraire de la voie de contournement a été choisi « sur la base des coûts de 2017 et, surtout, de l’expertise que nous avions en 2017 ».

« À cette époque, il n’était pas question de zones humides, de construire un pont et de creuser un canyon, rappelle-t-il. Le projet a beaucoup changé. »

Selon lui, la plupart des évaluations environnementales ont été réalisées avant que les détails de la construction ne soient connus. Le nombre de terres expropriées a également augmenté de manière significative, ajoute-t-il.

Me Paré croit que le tracé proposé a été choisi en partie parce qu’il était le moins coûteux – environ 133 millions lorsque le premier ministre Justin Trudeau et le premier ministre québécois de l’époque, Philippe Couillard, ont annoncé un financement conjoint en 2018.

Transports Canada ne s’avance pas sur la plus récente estimation des coûts, mais Me Paré et les opposants au projet estiment qu’il en coûtera maintenant près d’un milliard de dollars pour ce qui équivaut à un « cadeau » à une compagnie ferroviaire privée.

Ottawa veut aller de l’avant

Transports Canada demeure pleinement engagé envers la voie de contournement, qui réduira le nombre de résidences situées à proximité du chemin de fer de 265 à 8, et réduira les passages à niveau de 16 à 4.

Cependant, le projet final n’a toujours pas été approuvé.

Mercredi, un porte-parole de l’Office des transports du Canada a laissé entendre que la demande de Central Maine et Québec Railway Canada était incomplète. L’agence a envoyé une lettre à l’entreprise en février pour demander plus d’informations, notamment sur la manière dont les conclusions d’une récente étude hydrogéologique ont été intégrées dans l’évaluation de l’impact environnemental du projet.

Le Canadien Pacifique Kansas City, qui est propriétaire du chemin de fer à Lac-Mégantic, indique dans un courriel que la demande de l’agence de transport nécessite « d’importants travaux supplémentaires » de la part de l’entreprise et de Transports Canada. L’entreprise promet qu’elle travaille « avec diligence » pour terminer sa portion.

De son côté, la mairesse de Lac-Mégantic, Julie Morin, maintient que la voie de contournement est nécessaire en raison de la topographie en pente de Lac-Mégantic, du « traumatisme collectif » du déraillement et du nombre toujours croissant de wagons qui transportent des matières dangereuses au cœur du centre-ville.

De passage à Lac-Mégantic pour les commémorations des 10 ans de la tragédie, M. Trudeau a aussi assuré que son gouvernement ira de l’avant avec la voie de contournement.

« Je sais que des agriculteurs sont préoccupés concernant la perte de terres agricoles, mais pour moi, ce n’est même pas une question qui se pose. La tragédie, le traumatisme et la peine que les gens vivent encore tous les jours avec le train qui continue de passer dans cette ville, on doit en finir et c’est ce qu’on va faire », a indiqué le premier ministre.

Malgré tout, pour l’instant, M. Savoie et sa femme n’ont pas l’intention de commencer à faire leurs boîtes.

Même si le stress et l’incertitude les ont obligés à prendre des médicaments pour dormir, ils se battront jusqu’au bout, en espérant que M. Savoie pourra finir ses jours dans la maison où il est né.