On oppose souvent prévention et répression comme moyens de maintenir l'ordre dans les secteurs chauds. Mais une approche communautaire pilotée par une police de quartier convaincue peut aussi donner des résultats étonnants. Le quartier Saint-Michel en est un bon exemple. En multipliant les contacts entre les policiers et les partenaires sur le terrain, on a créé une nouvelle dynamique. La criminalité a baissé, et les relations sont plus harmonieuses.

Fady Dagher se souviendra toujours de cette soirée hip-hop organisée à la polyvalente Louis-Joseph-Papineau, peu après qu'il eut été nommé commandant au poste de quartier 30, dans Saint-Michel. La grosse musique, 500 jeunes en délire, de nombreux membres criminalisés des gangs de rue. Soudain, une bataille éclate. Normalement, dans une situation pareille, qui peut rapidement dégénérer dans un quartier aussi sensible, les policiers sautent sur la radio pour appeler des renforts.

Au lieu de ça, le commandant Dagher a vu deux de ses policiers, Charles Dubois et Evens Guercy, se diriger vers la bataille. «Où vous allez?» leur a-t-il demandé. «Arrêter la bataille», a répondu Guercy. Quelques instants plus tard, «l'incident» était clos.

Mais dans les minutes qui ont suivi, les organisateurs de l'événement ont allumé les lumières. Furieux, ils ont intimé aux jeunes l'ordre de sortir. «La soirée est finie», a hurlé Junior Paul, entraîneur au club sportif Les Monarques. Tolérance zéro pour la violence.

La rivière de jeunes s'est sagement déversée, en pleine nuit, dans les rues désertes de Saint-Michel. Ce soir-là, aucun autre incident fâcheux n'a été signalé dans le quartier. Et la fête suivante s'est déroulée dans l'ordre le plus total.

Un événement pareil dans un quartier pareil, qui se déroule sans encombre, tient du véritable miracle. Chaque année, plusieurs fois par an, le miracle se répète. Et démontre, hors de tout doute, que les forces de l'ordre de Saint-Michel sont l'exemple de la police de quartier qui a réussi. Sous l'impulsion de commandants successifs convaincus des bienfaits de l'approche «communautaire», les policiers ont adopté une stratégie à mille lieues de la répression totale.

Criminalité en baisse

Et le taux de criminalité violente a baissé dans le quartier. Il y a 15 ans, il y avait en moyenne quatre meurtres par an dans Saint-Michel. Cette année: zéro. Le commandant du poste de quartier 30, Fady Dagher, est cependant parfaitement franc. «Je déteste les chiffres. Ils pourraient changer demain matin.»

Car ce que ces statistiques ne comptabilisent pas, ce sont ces dizaines de situations, qui, par définition, ne se comptabilisent pas.

Par exemple ce tournoi de basket, qui s'est tenu cet été quelques jours après les émeutes de Montréal-Nord. «Il n'était pas question d'annuler», raconte Charles Dubois, vétéran du PDQ 30, où il patrouille depuis 18 ans. Dès le lendemain des émeutes, le commandant Dagher est rentré de vacances. «En quatre heures, on avait tous les partenaires-terrain assis autour d'une table. Et on a dit: ok, c'est quoi le pouls ici?» poursuit Dubois.

Le pouls était bon. Le tournoi a eu lieu. Une foule de jeunes dans un parc, des membres connus des Bleus. Et trois policiers. «Ce jour-là, j'ai rencontré un monsieur qui venait de Rivière-des-Prairies. Il n'en revenait pas. Il n'y avait personne, dans les parcs du nord de la ville, et des policiers partout. Et là, il arrivait ici, le parc était rempli de jeunes et il n'y avait pratiquement pas de policiers.»

«On a évité beaucoup de crises dans Saint-Michel avec des policiers comme ça», dit la conseillère municipale de l'arrondissement, Soraya Martinez, qui vante, comme plusieurs autres, les mérites de Charles Dubois.

Quand on lui rapporte ces propos, le policier, un homme modeste qui déteste les projecteurs, est mal à l'aise. «J'aime travailler dans l'ombre», dit-il. Il a accepté pour la première fois, et à reculons, de rencontrer une journaliste afin d'expliquer sa vision de la police communautaire. Une police qui repose sur les policiers, mais aussi sur les «partenaires». Charles Dubois et son coéquipier d'origine haïtienne, Evens Guercy, répètent d'ailleurs ce mot comme un mantra.

Les partenaires

Les partenaires, ce sont ces patrouilleurs de la Maison d'Haïti, les entraîneurs du club de basket Les Monarques, les responsables des trois maisons de jeunes du quartier, et une pléiade d'autres organismes communautaires. Le commandant Dagher passe en moyenne une quinzaine d'heures par semaine en rencontres diverses ou à participer à des tables de concertation. Le résultat: un maillage étroit entre les policiers et les intervenants de ces groupes, qui ont transformé le visage du quartier.

Mais, paradoxalement, l'évolution des gangs de rue a aussi contribué à la paix. À la fin des années 80, les Bleus en étaient à la conquête du territoire. Ils avaient imposé au quartier un régime de peur. «Je ne suis pas sûr que cette approche aurait pu être un succès il y a 15 ans», convient le commandant Dagher. Maintenant, les Bleus sont en business. Et le grabuge peut faire dérailler bien des transactions. «C'est un bon point que vous avancez. C'est vrai que les actes criminels des gangs sont de plus en plus posés hors de notre territoire», dit Fady Dagher.

La recette de Saint-Michel est-elle exportable ailleurs? Pas nécessairement partout, estime le commandant. «Les astres se sont alignés ici», dit-il en souriant.

Et les changements sont visibles dans la vie de tous les jours. Prenons l'exemple du plan Robert, une enclave de HLM qui avait une bien triste réputation il y a cinq ans à peine.

Les policiers ne s'aventuraient qu'avec prudence dans le dédale des allées du «plan», idéales pour un guet-apens. «C'était le genre d'endroit où, si on plantait des fleurs, elles étaient volées presque immédiatement», raconte Yimga Maneffoming, d'Action Saint-Michel Est. «Tous les lundis matin, on aurait dit qu'un ouragan était passé. Il y avait des détritus partout.»

Avec le travail policier et surtout celui des groupes communautaires, l'enclave s'est transformée. L'écran de cinéma extérieur qui y a été installé il y a un an est encore vierge de tout graffiti. «Juste ça, c'est extraordinaire», lance Farida Meziane, coordonnatrice de la Maison des jeunes.

Aujourd'hui, les policiers du poste 30 peuvent se promener dans les allées. Ils vont régulièrement manger au resto communautaire qui y a ouvert ses portes. Charles Dubois, lui, connaît tout le monde au plan Robert. Les jeunes, les soeurs, les frères, les mères. «Hé, votre fils hésite à se joindre à l'équipe de basket de son école?» lance-t-il à une dame. «Il faut l'encourager! Je compte sur vous.» La mère sourit et opine. «Quand le policier connaît l'histoire de ta famille, il connaît tes points sensibles. Ça donne une relation complètement différente», souligne Fady Dagher.

Des policiers «dans» la fête

D'ailleurs, dans Saint-Michel, les policiers sont partout. À la sortie des classes des polyvalentes, dans les fêtes de quartier, dans les partys hip-hop, dans les tournois de basket. «Les policiers sont là pour faire la sécurité, oui. Mais ils sont surtout dans la fête, avec les jeunes», souligne Wildano Félix, coordonnateur des Monarques.

Les policiers ont aussi contribué à mettre sur pied toute une série de projets qui occupent les jeunes après l'école. Les Monarques tiennent des entraînements de soccer, de basket, de hockey cosom. «Quand ils sortent d'ici, les jeunes sont brûlés. Ils rentrent chez eux, dit Wildano Félix en riant. S'ils ne rentrent pas, la mère m'appelle sur mon cellulaire. Je les trouve. Ces jeunes, c'est mes petits frères.»

Et ici, dans cet immeuble qui ressemble à un vieux hangar, 12 jeunes font du shadow boxing, les mains bandées. Il y a un ring. De vrais boxeurs qui sautent à la corde à toute vitesse. Il y a trois ans, l'agent Guercy a fondé ce club dont le nom résume le sentiment qui règne désormais dans Saint-Michel. L'Espoir.