Dans Montréal-Nord, il n'y a pas un Bronx. Il y en a deux. Et le pire n'est pas celui qu'on pense. Après l'émeute survenue l'été dernier, toute l'attention s'est tournée vers le nord-est, surnommé le Bronx. Mais il y a un coin encore plus défavorisé : l'ouest de Montréal-Nord.

Les conditions de vie dans cette portion de l'arrondissement se sont terriblement dégradées entre 2001 et 2006, révèle une étude dirigée par un professeur de sociologie de l'UQAM obtenue par La Presse.

L'ouest de Montréal-Nord est délimité par les rues Pelletier et Charleroi ainsi que les boulevards Henri-Bourassa et Pie-IX. Dans ce petit secteur où s'entassent 2100 personnes, le taux de chômage est très élevé : 19,1% contre 11,9% dans l'ensemble de l'arrondissement de Montréal-Nord et 8,1% dans l'île de Montréal.

Si on rapproche la loupe encore plus, ça devient catastrophique. Le taux de chômage grimpe à 35% dans ce que les chercheurs appellent l'îlot Pelletier (le périmètre Garon, Pelletier, Amos et le boulevard Henri-Bourassa). Cette poche de pauvreté compte aussi plus de décrocheurs qu'en 2001. Et plus de familles monoparentales.

Ce n'est pas un hasard si le gang de Bernard Mathieu y a fait la loi pendant des années. Ses membres ont vendu du crack dans des immeubles à logements insalubres de la rue Pelletier jusqu'en 2005, année où la police a démantelé le gang.

«Pour certaines personnes, nous sommes passés de tout va mal à tout est beau ici. C'est comme si le fait d'avoir mis fin à une situation de terreur extrême (coups de feu dans la rue, meurtres, viols, intimidation, etc.) était un progrès acceptable, une grande victoire, rendant du même coup la misère quotidienne pas si mal», indique le document intitulé Étude sur les besoins et les aspirations des résidants de l'îlot Pelletier.

Depuis que les gangs sont partis, Guy Roberge, ancien concierge de l'immeuble, est d'avis que c'est «le jour et la nuit». À l'époque, l'homme de 43 ans a eu le malheur de s'interposer dans un conflit entre deux gangs dans le stationnement arrière de l'édifice. Il a récolté un coup de machette. Une large cicatrice sur son bras droit est là pour le lui rappeler.

Cartes

Avec les données des recensements de 2001 et 2006, le géographe Juan Luis Klein de l'UQAM a réalisé des cartes qui montrent, dans les secteurs chauds de Montréal-Nord, la progression fulgurante de plusieurs indices de pauvreté, dont le nombre de familles monoparentales. Le nombre de personnes issues de minorités visibles a également bondi au cours de ces cinq années.

> Carte du pourcentage de la population issue des minorités visibles

> Carte du pourcentage des familles monoparentales

Les gangs partent, la misère reste

Mais si les gangs de rue sont partis, la misère, elle, reste omniprésente. «Les gangs, c'est un aspect du problème, mais le problème de fond, c'est la pauvreté et l'exclusion sociale», résume Patrice Rodriguez, coordonnateur du groupe communautaire Parole d'excluEs et coauteur de l'étude. Avec la Société d'habitation populaire de l'Est de Montréal (SHAPEM), son groupe a décidé de s'attaquer à ce problème de fond.

En octobre 2006, la SHAPEM a acheté l'un des immeubles où le gang sévissait. Elle l'a rénové. Parole d'excluEs y a ouvert un local pour les résidants du secteur. Puis, la SHAPEM a acheté un second immeuble, voisin du premier. Ça s'appelle de la «mobilisation par le logement social» dans le langage du monde communautaire.

La «recriminalisation des immeubles» est le principal risque d'échec du projet, selon le sociologue Jean-Marc Fontan, coauteur de l'étude. «En remettant l'édifice à neuf, le danger, c'était que les gangs reviennent et qu'ils nous disent : merci beaucoup, on a maintenant un édifice neuf. Parce que l'édifice est situé devant une école secondaire, pour eux, cet endroit, c'est une pépinière», explique le sociologue.

Le nouveau concierge, Alain Durand, résume le projet dans ses mots : «Le but, c'est de redonner le quartier au monde». M. Durand est nouveau dans Montréal-Nord. Il arrive d'Hochelaga-Maisonneuve où il a vécu pendant 20 ans. «Je pensais qu'Hochelaga, c'était pauvre. Ici, c'est la grosse misère. Y a des locataires qui crèvent de faim. Ils paient leur loyer, pis y ont pu rien», dit-il.

Avant l'arrivée de Parole d'excluEs dans l'îlot Pelletier, les résidants se terraient dans leur appartement, se méfiant les uns des autres. L'été dernier, une fête du voisinage a été organisée. «Ça fait 19 ans que j'habite ici et c'est la première fois que j'assiste à un événement où je peux rencontrer mes voisins. Lorsqu'il y avait les gangs, je m'enfermais avec mes deux filles. Aujourd'hui, elles sont mariées et elles ont quitté le quartier. La police m'a rendu visite à plusieurs reprises. Elle voulait que je lui parle des gangs. Je ne pouvais pas les dénoncer. C'était mes compatriotes, mais quand ils ont été arrêtés par la police, ça m'a soulagé», a confié une mère d'origine haïtienne aux chercheurs.

Silvana Riggi, 49 ans, n'ouvrait jamais les fenêtres de son un et demi, même si elle suffoquait l'été. Elle avait peur des gangs qui passaient leurs soirées dehors. Cette femme a la voix et le cerveau d'une fillette. Elle souffre aussi de schizophrénie. Mais plus que tout, elle souffre de solitude. Dans une crise récente, elle a inscrit son nom en grosses lettres au feutre noir partout. Sur son frigo, sur les murs, sur ses meubles. «Je voulais voir mon nom. Personne ne disait mon nom», explique cette femme attachante et spontanée. Silvana fréquente le local communautaire chaque jour. «C'est plus facile de trouver des amis maintenant», dit-elle.

Coquerelles et rats pour 600$

Souad Kacimi aussi se sent seule. Elle vient d'arriver au Canada avec son mari et ses trois enfants. Elle a atterri dans un taudis, voisin des immeubles rénovés du projet Pelletier. Un quatre et demi infesté de pucerons, de coquerelles et de rats. Coût : 600 $ par mois. Tous deux enseignants au Maroc, son mari et elle n'arrivent pas à trouver d'emploi ici. Parole d'ExcluEs l'a convaincue de se joindre au comité de citoyens qui rencontrait la ministre Line Beauchamp, députée de Montréal-Nord, le mois dernier.

«La nuit, mes enfants se lèvent pour venir dormir avec moi. Ils ont peur des rats dans leur chambre», a-t-elle expliqué à la ministre lors de la rencontre. Mme Kacimi ne se sent pas en sécurité dans son immeuble. Et elle refuse de laisser ses enfants jouer dehors sans surveillance.

C'est qu'il n'y a pas de cours verdoyantes derrière les immeubles de la rue Pelletier. Seulement un grand stationnement. Ironiquement, le stationnement est toujours vide. Les résidants du secteur sont trop pauvres pour posséder une voiture. Ils n'ont pas d'épicerie près de chez eux. La plus proche est située à une vingtaine de minutes de marche. «Il faut choisir entre le lait et le pain ou les billets d'autobus», a dit un résidant aux chercheurs de l'étude.

Dans l'îlot Pelletier, un projet d'échanges de services baptisé l'Accorderie est en train de se mettre en place. «Les gens commencent à se rendre des petits services individuels, mais ça prend du temps avant que la confiance s'installe», constate Carole Léger, animatrice du projet.

Ketty Lapierre y participe avec enthousiasme. L'été dernier, cette maman haïtienne a offert un service de garde aux parents de familles nombreuses. Elle organise aussi des repas communautaires au local de l'organisme. Pour cette mère seule d'un garçon de 12 ans, l'entraide dans un quartier aussi difficile est capitale. Et faisait cruellement défaut avant l'arrivée de Parole d'excluEs.