Pendant 38 ans, Montréal-Nord a été tenu de main de fer par l'ex-maire Yves Ryan. L'architecte du Montréal-Nord moderne, et aussi, disent plusieurs, l'un des grands responsables des problèmes actuels.

«M. Ryan a toujours géré Montréal-Nord comme une petite ville de banlieue tranquille. Il n'a pas été capable de suivre l'évolution. Il n'a pas compris les changements. Il n'a pas vu le déclin à long terme et ses impacts», constate Jean-Marc Fontan, sociologue à l'UQAM, qui a réalisé une étude sur cet arrondissement de Montréal au printemps dernier.

Parlez-en à Claudette de Carufel qui, à l'époque du maire Ryan, était à la tête de l'Association des locataires. Elle tentait tant bien que mal de faire valoir les droits des locataires qui étaient de plus en plus nombreux à vivre dans des logements problématiques. «Dans le temps de M. Ryan, il n'y en avait pas de pauvreté. Ça n'existait pas, point. Et la discussion était terminée», raconte-t-elle. Nous avons tenté à plusieurs reprises de joindre Yves Ryan. Jamais il n'a répondu à nos appels.

Marie-Ève Lemire a repris le flambeau de Claudette de Carufel. Depuis six ans, elle tient à bout de bras le comité logement de Montréal-Nord. L'organisme continue de venir en aide aux locataires, dont plusieurs vivent dans de véritables taudis. Or, contrairement aux 19 autres comités logements de Montréal, l'organisme que dirige Mme Lemire n'est pas reconnu par les instances municipales locales. Elle n'a jamais reçu un sou de la part de l'arrondissement.

Raison officielle du refus? «Le comité logement doit passer par le processus d'accréditation officiel», indique le directeur général de l'arrondissement, Serge Geoffrion. Processus auquel il risque d'échouer... parce que l'organisme n'aide pas les propriétaires. «Alors on nous dit qu'on n'est pas au service de l'ensemble de la population», dit Mme Lemire.

Cette situation étrange est typique de Montréal-Nord, où les groupes communautaires axés sur la défense des droits n'ont jamais été les bienvenus. «C'est difficile d'être un groupe communautaire qui revendique. Il ne faut surtout pas dénoncer quelque chose sur la place publique», ajoute la jeune femme.

Des chiffres accablants

Pourtant, dans le quartier, près de 40% des ménages vivent sous le seuil du faible revenu, démontrent les chiffres colligés par Jean-Marc Fontan et son équipe. Une famille sur trois est monoparentale. Plus de 40% de la population de 20 ans et plus n'a pas de diplôme secondaire. Dans le nord-est, la densité de population est énorme: 277 personnes à l'hectare, comparativement à 160 à l'hectare sur le Plateau Mont-Royal, un quartier jugé pourtant très dense.

L'héritage d'Yves Ryan se lit aussi dans les cartes produites par le géographe de l'UQAM, Juan-Luis Klein. Après le départ du maire Ryan, en 2001, le déclin amorcé sous son règne s'est poursuivi, inexorablement. En cinq ans, la pauvreté a gagné beaucoup de terrain. Dans certaines zones sensibles de l'ouest de l'arrondissement, le taux de chômage est passé de 25 à 35%. «En cinq ans, la pauvreté a fait tache d'huile dans ce quartier, alors qu'on vivait pourtant une période de grande prospérité économique», souligne M. Fontan. À la même époque, le taux de chômage général de Montréal se situait à 8%.

Une carte est particulièrement éloquente: entre 2001 et 2006, la population issue des minorités visibles a décuplé. Dans certains secteurs, sept habitants sur dix sont issus de minorités visibles. Or, historiquement, cette clientèle a elle aussi été une grande oubliée à Montréal-Nord. «L'administration Ryan a fermé les yeux sur la vague d'immigration haïtienne. Elle a refusé de la voir et d'être à l'écoute de ses besoins», souligne Ketty Lapierre, une mère de famille haïtienne qui vit depuis 14 ans dans le quartier et travaille comme éducatrice à l'organisme Entre-parents.

«Le maire Ryan avait imposé une sorte de système quasi féodal. Évidemment, quand on nie les problèmes, on n'a pas besoin de groupes pour les régler», renchérit Patrice Rodriguez, du groupe Parole d'excluEs.

«Il y a eu un grand manque de vision. On se vantait d'avoir les taxes les moins élevées, mais on a scrappé l'aménagement urbain», renchérit Jean-Pierre Racette, le patron de la Société d'habitation populaire de l'est de Montréal (SHAPEM), qui, avec Parole d'ExcluEs, a racheté les deux immeubles de la rue Pelletier, autrefois contrôlés par les gangs, pour en faire des logements abordables.

Et qui, en passant, n'a reçu aucune subvention de la part de l'arrondissement.

Car l'omerta imposée par l'ex-maire sur les problèmes sociaux semble malheureusement avoir survécu à son départ. «Dans le temps de M. Ryan, c'était: il n'y en a pas de problèmes, ici. Et il y a encore une élite politique qui pense ça. Il faudrait que ça bouge à l'arrondissement», dit le directeur d'un organisme qui oeuvre depuis des lustres dans le quartier. «Les élus sont bien installés à Montréal-Nord. Ils ne sont pas habitués à travailler dans un climat d'opposition», souligne Brunilda Reyes, qui a fondé, il y a sept ans, les Fourchettes de l'espoir.

«Après les événements, les citoyens nous ont dit qu'ils trouvaient qu'on travaillait trop avec les institutions. Ils veulent que ça change, dit Mme Reyes. Il y a un manque de confiance des citoyens par rapport aux institutions.»

Confronté à ces questions, le directeur général de l'arrondissement, Serge Geoffrion, exhibe le mandat que lui a donné le maire Marcel Parent en juillet, tout juste avant les émeutes. Son objectif principal? «Poursuivre la mobilisation des acteurs pour augmenter la qualité de vie et la lutte à la pauvreté», peut-on lire. «Si le maire avait voulu mettre le couvercle sur le chaudron, jamais il ne m'aurait donné un tel mandat. Depuis 2002, nous avons fait des interventions majeures en matière de lutte contre la pauvreté», plaide-t-il.

M. Geoffrion refuse cependant de porter un jugement sur le passé. «Je ne peux pas parler d'erreurs. Est-ce que c'était le bon modèle de développement? C'est facile de porter un jugement aujourd'hui.»