Alors, vos spaghettis routiers, on vous les sert comment, dans un bol ou dans une assiette?

S'il était aussi facile de choisir un projet d'échangeur autoroutier qu'une pièce de vaisselle, le projet de reconstruction du complexe Turcot, dans le sud-ouest de Montréal, serait déjà en cours depuis des mois. Tout sourire, les élus du gouvernement du Québec et de la Ville de Montréal poseraient pour les caméras, les uns près des autres, une pelle à la main et coiffés d'un casque de sécurité. Or, ce n'est pas le cas. Pas du tout.

À consulter :

> La différence entre le projet de la MTQ et le projet de Montréal

Malgré d'importantes concessions survenues au cours des dernières semaines, les tensions entre la Ville de Montréal et le ministère des Transports du Québec (MTQ) n'ont peut-être jamais été aussi vives, et ce, même si la dernière décennie fourmille d'exemples de projets routiers qui ont dérapé dans la métropole.

Après le naufrage du projet de modernisation de la rue Notre-Dame, dans l'est de la ville, la construction du septième pont vers Laval, dont Montréal n'a jamais voulu, sur l'autoroute 25, et l'aménagement du rond-point L'Acadie qui a coûté deux fois plus cher que prévu et qui inonde l'autoroute Métropolitaine dès qu'il pleut un peu trop, le dossier Turcot révèle aujourd'hui avec éloquence le fossé qui sépare Montréal et le MTQ sur les fonctions des grandes infrastructures routières. Et sur la place qu'occupe l'automobile en milieu urbain.

En entrevue avec La Presse la semaine dernière, le sous-ministre adjoint responsable de l'île de Montréal et de l'Ouest du Québec au MTQ, Jacques Gagnon, a affirmé que des modifications majeures ont déjà permis d'éviter l'expropriation des maisons de la rue Cazelais dans Saint-Henri, juste à l'est de l'échangeur.

Pour ce faire, le MTQ a renoncé à remettre aux normes les voies de l'autoroute Ville-Marie (A-720), qui devaient être élargies et munies d'un accotement plus large. L'autoroute Ville-Marie perdra ainsi un peu de sa capacité de circulation et de sa fluidité et sera désormais considérée comme une «route nationale à grand débit» plutôt que comme une autoroute.

Cela paraîtra bien peu. Mais pour quiconque connaît le moindrement le MTQ et sa religion de la fluidité de la circulation, ces concessions ne sont pas seulement importantes : elles sont inédites.

Un projet plus populaire

Il y a presque trois ans, le MTQ avait annoncé son intention de reconstruire l'échangeur Turcot, qu'empruntent quotidiennement environ 290 000 automobiles et camions.

Le concept retenu par le Ministère semblait fort simple. Les nouvelles voies seraient reconstruites à côté des structures existantes et reposeraient pour une bonne part sur des remblais moins élevés que les voies actuelles, soutenues par des piliers de béton.

L'échangeur Turcot aurait ainsi conservé, pour l'essentiel, la même forme : celle d'une poignée de longs spaghettis déposés sur une assiette. Faute d'être très originale, cette solution comporte un immense avantage : pendant les sept années du chantier, les structures actuelles seraient en fonction et la circulation entre les autoroutes 15, 20 et 720 serait maintenue presque intégralement.

L'an dernier, après deux ans de préparation, le projet du MTQ a été accueilli avec réserve par les autorités municipales, et avec colère et déception dans la population du sud-ouest de Montréal.

Les consultations tenues au printemps 2009 par le Bureau d'audiences publiques sur l'environnement (BAPE) n'ont fait que confirmer l'ampleur de l'opposition à ce projet, jugé passéiste et inadapté aux besoins d'une métropole moderne. Dans son rapport, publié en novembre dernier, le BAPE a invité le MTQ à revoir son projet en collaboration avec la Ville de Montréal.

Moins de six mois plus tard, le 21 avril dernier, l'administration du maire Gérald Tremblay a jeté un énorme pavé dans la mare en présentant son propre concept d'échangeur, radicalement différent de celui du MTQ.

Ce projet a rallié l'ensemble des élus de la Ville (y compris ceux de l'opposition), des universitaires et des spécialistes en aménagement, des groupes écologistes, la population locale du Sud-Ouest et même le maire de Westmount, Peter Trent, qui n'a jamais été un grand fan du maire Tremblay.

David Hanna, conseiller municipal de Notre-Dame-de-Grâce, élu de l'opposition (Vision Montréal) et professeur d'urbanisme à l'UQAM, est de ceux qui se sont ralliés rapidement au projet municipal.

«La Ville, dit-il, a fait le travail qu'on aurait attendu du MTQ. Son projet ne fait pas que redistribuer la circulation; il y a une préoccupation pour ce qui se passe autour, dans le milieu : quel est le potentiel sur le terrain, autour des voies de circulation, et comment peut-on mettre ce potentiel en valeur tout en assurant les échanges routiers ?»

Plus compliqué

Le fait que la ministre des Transports, Julie Boulet, ait immédiatement rejeté ce projet n'a rien changé aux appuis dont il bénéficie toujours deux semaines plus tard.

Aujourd'hui, des fonctionnaires du MTQ rencontreront des responsables municipaux pour expliquer leur estimation des coûts du concept de la Ville, qu'ils chiffrent à presque 6 milliards. C'est environ deux fois et demi le coût estimé du projet du MTQ, qui s'élèvera à 2,5 milliards - soit 1 milliard de dollars de plus que prévu l'an dernier.

Au-delà de la question des coûts et des échéanciers, estime toutefois le sous-ministre adjoint Jacques Gagnon, c'est la faisabilité du projet de la Ville qui est douteuse. Sa forme circulaire, commune à de nombreux autres échangeurs dans le monde, n'est pas seule en cause.

«Le problème, explique-t-il, c'est que l'échangeur de la Ville s'élèvera au même endroit que l'échangeur actuel et qu'il ne sera pas possible de le construire sans démolir les structures existantes. Cela suppose des chantiers plus longs, la construction de voies de contournement qui vont rester en place pendant des années et qu'il faudra démolir après la fin des travaux.»

Un chantier qui durerait jusqu'en 2022, selon le MTQ. Cinq ans de plus que son propre projet.