Gaston Mangala se penche sur son volant, l'oreille aux aguets. Il écoute la voix nasillarde du répartiteur qui sort de la radio. «Soixante-douze, seventy-two». C'est le numéro de notre poste, ou stand, comme disent les chauffeurs. Ça fait 30 minutes qu'on attend au poste 72, assis dans une vieille Chevrolet Impala, au coin des rues Saint-Mathieu et René-Lévesque. Gaston Mangala me raconte sa vie en attendant les clients.

Son départ du Congo, son pays natal, avec un diplôme d'ingénieur en poche, sa mère ultra catholique, son père directeur chez Coca-Cola. Il avait 21 ans quand il a quitté l'Afrique. Son arrivée à Paris, la tête pleine de projets, les petits boulots, la vie précaire d'un sans-papiers, l'amère déception, sa décision d'immigrer au Québec après avoir traîné ses savates à Paris pendant neuf ans, son inscription à l'École de technologie supérieur, puis aux HEC, l'abandon de ses études, le retour aux petits boulots, sa rencontre avec sa femme, une Congolaise, les enfants, trois enfants, 12, 7 et 6 ans, deux filles, un garçon, tous fans de soccer. Et le taxi, son gagne-pain depuis neuf ans.

«Soixante-douze, seventy-two.» Gaston pèse sur un bouton rouge scotché à côté de son pare-brise, et avertit le répartiteur qu'il prend l'appel. C'est à son tour, car il est le premier taxi Diamond sur le poste.

«Deux clientes au Best Western», lâche le répartiteur. Gaston démarre sur les chapeaux de roue. Il doit faire vite s'il ne veut pas qu'un autre taxi lui vole ses clientes. Il longe rapidement la rue Sherbrooke, tourne adroitement sur Guy, puis sur Drummond et s'arrête pile devant le Best Western.

Temps de l'opération: trois minutes. Pas de clientes en vue. Gaston n'a pas été assez rapide, un autre taxi a ramassé les deux femmes. Il est 21h. Gaston travaille depuis une heure. Il a eu un seul client qui lui a rapporté 15$.

Petite soirée.

***

Gaston n'aime pas cruiser. Il préfère s'installer dans un poste et se brancher sur la radio de Diamond.

Le problème, c'est que l'attente peut être longue, une heure, parfois deux, avant qu'il soit premier au poste et que l'appel soit pour lui, surtout un mercredi, au milieu de la nuit. Gaston connaît tous les postes: le 9 sur Gauthier près de Papineau, le 62 au coin de Beaver Hall et René-Lévesque, le 4 à l'hôpital Notre-Dame, le 70 sur Saint-Jacques, au coeur de la Petite-Bourgogne, le 19 sur Garnier près de Mont-Royal, chasse-gardée des vieux Haïtiens.

Au total, il existe 458 postes à Montréal, qui se résument à un bout de rue où trois à quatre taxis stationnent à la queue leu leu en attendant un appel. Premier arrivé, premier servi. Certains chauffeurs préfèrent cruiser, c'est-à-dire se promener dans la rue à la recherche de clients. Des pick-up. Mais pas Gaston. «J'aime pas cruiser. Environ 90% des problèmes viennent des pick-up, surtout la nuit. Tu ne sais pas qui tu embarques. Et avec l'alcool...»

Alors, on attend.

Poste 102 au métro Vendôme, 2h du matin. Une pluie fine tombe sur la ville. «C'est bon pour la business», dit Gaston. Le vent se lève et chasse l'humidité. Gaston est fier de son taxi. «Je suis un VIP», précise-t-il. L'auto doit être propre et le chauffeur tiré à quatre épingles. Il porte un pantalon bien coupé, une blouse à manches longues et une cravate. Une montre en argent pend à son poignet et une grosse bague orne le majeur de sa main droite. En équilibre sur sa tête aux cheveux ras, une paire de lunettes fumées qu'il garde toute la nuit. Les lettres VIP apparaissent à peine sur le toit de sa voiture. Gaston connaît presque tous les chauffeurs. Il les nomme par leur numéro.

«Lui, c'est le 2424, un Marocain.» La cinquantaine usée, petit, sec. Le Marocain descend péniblement de son taxi. De son pas chaloupé, il vient saluer Gaston. Il est un peu sourd et il manque parfois des appels. Le 1167 est haïtien, le 1331 algérien... Gaston, lui, est le 1247, l'Africain-Haïtien. «La plupart des chauffeurs me parlent créole», dit-il en riant.

Pourtant Gaston est un Africain pure laine, né et élevé au coeur du continent noir. Son français impeccable est mâtiné d'accent québécois. Même si certains chauffeurs fraternisent sur les postes, le taxi reste un métier solitaire. Seul dans une auto, à écouter le répartiteur, lire le journal ou roupiller entre deux appels.

Quant aux clients, ils sont souvent branchés sur leur cellulaire ou perdus dans leur pensée. Pas jasants, jasants. 2h30. On attend toujours. Le poste 102 est mort, le métro Vendôme fermé. Pas de mouvement, pas d'appel, pas de pick-up.

Pendant qu'on agonise sur le 102, Gaston raconte des anecdotes: une femme qu'il a amenée à l'aéroport et qui a oublié sa valise dans son taxi. Le répartiteur l'appelait de façon frénétique: «Valise oubliée! Valise oubliée!» Elle contenait 30 000 euros et un passeport. Gaston est retourné à l'aéroport et il a remis la valise à la dame qui s'est précipitée pour l'ouvrir. Elle l'a refermée d'un coup sec et elle est partie, sans dire merci ou verser un pourboire. «Une Française», laisse tomber Gaston avec un brin de mépris.

Des femmes sans le sou lui ont offert de le payer en nature, des hommes ont pris la fuite sans payer. Des classiques dans l'histoire du taxi. Et un vieux Polonais qui ne parlait ni français ni anglais a insisté pour lui donner un gros poisson qu'il venait de pêcher dans les eaux du fleuve.

Le temps s'étire, les clients se font rares, les minutes se transforment en heures. «On part cruiser!» décide Gaston. On quitte le 102. Le ciel est noir, sans étoile. Le taxi file à travers les rues de Montréal. Les essuie-glace balaient le pare-brise brouillé par la pluie. Une brise légère circule entre les fenêtres entrouvertes de l'Impala.

La chance sourit à Gaston. Il reçoit un appel. Il fonce pour éviter qu'un cow-boy lui vole son client. Tous les chauffeurs entendent les adresses lancées par la radio. Certains se précipitent pour arriver avant le taxi qui a obtenu la course.

Gaston déteste les cow-boys. Des chauffeurs sans scrupule. Et la nuit, il y a en des dizaines qui roulent à toute vitesse pour piquer les clients.

Cette fois-ci, Gaston est chanceux, Deux filles de 17 ans, la première en short microscopique, la deuxième en leggins ultra moulants l'attendent sur le trottoir à côté de leurs valises. Elles vont à l'aéroport. Elles partent 10 jours au Mexique.

Première course payante de la nuit: 38$ plus 4$ de pourboire.

«Les filles donnent de bons pourboires, surtout les jeunes, remarque Gaston. Les hommes sont moins généreux.»

5h, le ciel s'éclaircit, le soleil se lève. Même si la Ville se réveille à peine, les chauffeurs de jour envahissent déjà les postes. Les appels se font rares, Gaston décide de rentrer chez lui.

Bilan de la nuit : 12 clients qui ont rapporté 177$. Si on soustrait les frais -la location de la voiture (81$) et l'essence (30$)-, il lui reste 66$. Pour neuf heures de travail, soit 7,33$ de l'heure. Avec deux courtes pauses chez Tim Hortons, le temps d'avaler un café en vitesse.

Demain, ça va bouger, croit Gaston. C'est la Saint-Jean.

***

Gaston commence à peine sa soirée que deux touristes new-yorkais le hèlent dans la rue. «Quebec is so nice!» Une petite course: 10$. Il fait beau, le ciel est d'un bleu pâle lavé par la pluie. Entre les gratte-ciel, des lueurs orangées annoncent le coucher du soleil.

Gaston file au 74, coin Atwater et Notre-Dame, son poste préféré. Il peste contre la ville en zigzagant dans les rues du centre-ville. «Ils nous écrasent, se plaint-il. Les Bixi nous enlèvent les petites courses et le nouvel autobus 747 qui amène les voyageurs à l'aéroport nous arrachent nos meilleures clients.» Au 74, on croise le Marocain de la vielle, le 2424. Assis dans son taxi, il bougonne, sourcils froncés. Il en a jusque là du taxi. Lui aussi grogne contre la Ville, les Bixi, le 747 et la police qui colle des contraventions pour un oui ou pour un non. «Vous attendez des heures sur un poste et vous frappez une course de 5$. C'est frustrant!, fulmine-t-il. J'ai commencé à 15h (il est 20h30), et j'ai à peine ramassé 50$. Je vais faire mes 12 heures pour couvrir le gaz et la location de l'auto et après ? Dieu est grand.»

Il retrousse sans cesse les manches de sa veste et il passe une main fébrile dans sa barbe grisonnante. Il fait du taxi depuis huit ans. «J'ai toujours pensé que le taxi était pour les ratés. Jamais j'aurais cru que j'en ferais. À mon âge, c'est difficile.» Mustafa aussi est fâché. Il râle contre la Ville, la police et le Bureau de taxi qui lui envoie des avertissements bourrés de fautes d'orthographe. Il menait une belle vie en Algérie -directeur d'une entreprise, vacances payées-, mais il a fui quand son pays a basculé dans le terrorisme. Il est arrivé au Québec au début des années 1990.

«J'étais déjà vieux, dit-il. Pour moi, ceux qui émigraient, c'était des pauvres types. Aujourd'hui, je suis comme eux et je fais du taxi.»

Même si c'est la Saint-Jean, la nuit est calme. Trop calme. Gaston se promène entre les postes 74 et 76 (métro Charlevoix), sans attraper de clients. Vers minuit, ça commence à bouger. Gaston reconduit des clients à Lasalle, puis il ramasse trois jeunes sérieusement éméchés. Ils finissent leur bière sur le trottoir en rotant pendant que le meter tourne. Affalés sur le siège arrière de l'Impala, la casquette vissée de travers sur la tête, ils demandent à Gaston d'augmenter le volume de la radio. «More! More! Shit mother fucker! This song is amazing!» beuglent-ils.

Gaston les dépose au centre-ville, près des bars, puis il file au Tim Hortons. Au menu: beigne et café. Un immense café.

«Je connais tous les Tim Hortons de la ville», jure Gaston. 2h30. Retour au poste 74. C'est le calme plat. La radio lance parfois une adresse. La fatigue, les yeux qui se ferment, l'envie de piquer un roupillon, affalé sur le siège défoncé de l'Impala. 3h. Un client. Et une lumière rouge inquiétante qui s'allume sur le tableau de bord de la voiture. Gaston est inquiet. On arrête dans une station service. Évidemment, il n'y a pas de garagiste. Je remplis des bouteilles d'eau dans les toilettes glauques de la station. Gaston ouvre le capot de la voiture et examine, perplexe, le moteur de l'Impala. Il cherche le radiateur, dévisse prudemment le couvercle et verse de l'eau.

On retourne au poste 74, en ignorant la lumière rouge qui reste obstinément allumée. Un client. Il va dans l'est de la ville. Gaston démarre prudemment l'Impala. Sur Saint-Antoine, près de la rue Université, elle rend l'âme dans un dernier soubresaut. Le client, bon prince, change de taxi. Il est 4h. La recette de la nuit est mince: 148$. Gaston appelle une compagnie de remorquage. Facture: 65$. Il loue la voiture, ce n'est donc pas lui qui va payer la note, mais le propriétaire. Le remorqueur part en traînant la vieille Impala. Gaston ne veut pas prendre un taxi pour rentrer chez lui à Anjou. Trop cher. Il appelle un compatriote qu'il a initié au taxi. On marche tranquillement sur Saint-Antoine. Le ciel est magnifique, teinté des premières lueurs de l'aube.

Le copain de Gaston arrive. «Bonjour mon frère.» Il raconte une blague pour dérider Gaston qui est d'humeur morose. «C'est un homme qui demande à un garçon de quel côté le soleil se lève? Je ne sais pas répond le petit, je ne vis pas dans le quartier.» Son ami s'esclaffe, Gaston esquisse un pâle sourire.

Ils me laissent chez moi. Il est 5h.

À demain, Gaston.

***

Gaston arrive chez moi à 20h pile. Le moteur de l'Impala tourne rondement. Dans l'après-midi, le garagiste a réparé la voiture : un problème avec le thermostat.

Gaston est chic: veston foncé, blouse noire, cravate beige. Et ses éternelles lunettes fumées perchées sur le crâne.

On s'installe à un poste. Gaston fait signe de la main à un collègue. «Comment s'appelle-t-il?» Gaston hésite. «C'est le 3281. Un Marocain. Il fait du taxi depuis trois ans.»

-Avant, je travaillais par là, par là, dit le Marocain.

-Par là, par là?

-Dans des manufactures, répond-il en esquissant un geste vague de la main.

Il vient de Rabat, la capitale du Maroc. Il vit au Québec depuis dix ans, marié à une lointaine cousine. Le taxi? Il aime bien. Il n'a pas de patron. «J'arrête quand je veux.» Pendant que je parle avec le 3281, Gaston écoute à tue-tête le 98,5 qui décortique les choix des équipes de hockey au repêchage. Il est fou de hockey. «J'adore ça, dit-il, je suis maniaque.»

Le répartiteur égrène les adresses, couvrant en partie les analyses des commentateurs sportifs. Un client. Un Guinéen. Dès qu'il met le pied dans le taxi, Gaston sait qu'il est africain. Ils parlent de l'Afrique. «Si vous fermez votre gueule, explique le client, vous gardez votre place, votre prestige et votre tête. C'est comme ça, en Guinée.»

«Bonne nuit mon frère», dit Gaston quand le client arrive à destination. Je lui demande comment il a su, sans l'ombre d'un doute, que c'était un Africain et non un Haïtien. «L'accent, l'allure. Je sais, c'est tout», répond Gaston. On s'installe à l'intersection de Côte-Saint-Luc et Walkley, un coin rock'n roll qui a déjà eu la réputation d'être le Bronx de Montréal. Des grands Jamaïcains se promènent d'un pas sautillant, cheveux longs ou tressés. Gaston me présente Norman, un vétéran. Il fait du taxi dans le «Bronx» depuis 30 ans. Un anglophone pure laine. Même s'il aime son travail -freedom and no boss-, il ne se gêne pas pour le critiquer. Les chauffeurs n'ont aucune protection: pas de syndicat, pas de bénéfices marginaux, pas de vacances. Pour faire 40 000$ par année, il faut travailler 10 à 12 heurs par jour, six jours par semaine, dit-il. «It's not really goog money but the job is always there.» Près de lui, un chauffeur du Bangladesh, Mridha Kamruzzaman, jeune trentaine, éternel étudiant, baccalauréat en criminologie. Il suit un cours en techniques policières qu'il terminera dans un an.

-Vous aimez le taxi?

-Pas vraiment. Les gens ne nous respectent pas. Et je n'ai pas fait toutes ces études pour finir dans le taxi!

Une heure du matin, on quitte le Bronx. Direction Côte-de-Neiges. La nuit est étonnamment calme pour un vendredi soir. Une femme maigre perchée sur des talons trop hauts et vêtue d'une micro-jupe s'approche de nous d'un pas hésitant. Gaston se crispe. «Ah non, une cliente à problème. Je le sais, je le sens.» Mais un homme la double et embarque dans le taxi. Gaston est soulagé. 3h. Gaston décide de cruiser au centre-ville. Les bars ferment et déversent des dizaines de clients potentiels. De longues files de taxi s'étirent sur Saint-Laurent.

Gaston doit se battre pour ramasser un client. 4h35. Deux filles givrées embarquent dans le taxi. «Je suis vraiment fuckée, hurle une des filles d'une voix empâtée, celle qui porte des pantalons moulants-moulants et un chandail bedaine-ultra-bedaine. «Je consommais pu, mais là je consomme. Chu fuckée, chu fuuuckée

Sa copine la rassure. On traverse la ville d'ouest en est. Son chum l'attend sur le trottoir. Il paie, verse un généreux pourboire et remercie Gaston.

La nuit a été bonne: 207$. Moins les frais, il reste près de 100$. Gaston est fatigué. En rentrant chez lui, il va embrasser ses enfants, puis il va s'écrouler dans son lit et dormir toute la journée. Et ce soir, à 20h, il va de nouveau s'asseoir derrière le volant de son taxi jusqu'à 5h du matin. Pour 100$. Si tout va bien.

***

20h45. La soirée commence mal. Un appel. Gaston se trompe dans les sens unique et arrive trop tard. Un cow-boy lui a déjà piqué son client. Retour au poste 19, dans Le Plateau-Mont-Royal. Pas d'appel avant 22h35. Une grosse heure et demi à poireauter, assis dans le taxi, l'oreille branchée sur la voix du répartiteur dans l'espoir que le numéro 19 sorte, comme à la loterie. «Dix-neuf, Nineteen», lance la radio. Gaston est premier, l'appel est pour lui.

Le gros lot: une cliente qui va à Anjou, à l'autre bout de la ville. Une course de 30$. Gaston est heureux. On revient au centre-ville. L'Impala fonce sur l'autoroute métropolitaine, traverse Côte-des-Neiges et ses rues bordées de blocs appartements, grimpe jusqu'à Westmount en se faufilant entre les rues ombragées où dorment des maisons à un million, puis redescend vers l'ouest pour atterrir au 74, coin Atwater et Notre-Dame. L'éternel poste 74. La lune est pleine, le ciel bleu marin. Montréal la nuit. Retour au calme.

Mauvais sort: le 74 sort rarement. J'ai le temps de parler aux chauffeurs. Jean, un Haïtien, fait du taxi depuis deux ans. La compagnie pour laquelle il travaillait a fait faillite. Il vérifiait des bas dans une manufacture. Le taxi? «J'aime pas, dit-il. Conduire toute la journée, mal au dos, mal au cou.» Il a quitté Port-au-Prince en 2000. Louis-Pierre était comptable en Haïti. Il vit au Québec depuis six ans. «Le taxi? Pfft! c'est une façon de gagner sa vie. On n'a pas le respect et ça fait mal.» Il travaille comme un fou, sept jours sur sept, un congé de temps en temps.

-Et vous faites combien par année? 40 000$?

-Beaucoup plus, mais je me tue au travail.

Gaston quitte le 74 et fait le tour des postes. Tous occupés. Il voit un de ses amis qui roupille. «Hé! lui lance Gaston, ça va?»

«Il n'y a pas de travail, je suis fatigué. Je roule, je roule et il n'y a rien», répond-il.

Un appel. Gaston est premier sur le poste. «C'est pour moi.» Il répond au répartiteur. «Je le prends!» Il part. Sauf qu'un autre chauffeur affirme que c'est lui qui était le premier. C'est faux, c'est un cow-boy. Il a entendu l'appel à la radio et comme il était tout près, il s'est précipité chez le client. Gaston est dans tous ses états. Les deux taxis se retrouvent devant la porte du client qui, éberlué, regarde les chauffeurs hurler et gesticuler. Ils en viennent presque aux mains. Gaston gagne.

Le cow-boy part, furieux, la pédale au plancher.

Les temps sont durs et les chauffeurs sont comme des requins qui sentent l'odeur des clients. Ulcéré, Gaston décide d'abandonner les postes pour cruiser. Il est 3h, les bars ferment. Sauf que la concurrence est féroce. Sur Crescent, de trop nombreux taxis roulent lentement à la recherche de clients. On quitte le centre-ville, bredouilles.

On finit la nuit au poste de l'Hôpital général juif. C'est le calme plat: dimanche matin, l'aube, les grandes rues désertes sans l'ombre d'un client. Gaston baisse son siège et se met à ronfler. Il a travaillé neuf heures, de 20h45 à 5h45. Récolte: 179,55$. Moins les fais, il reste 68,55$. La nuit a été rude: les cow-boys, la lutte féroce entre les chauffeurs, la jungle à la sortie des bars où trop de taxis maraudent les clients, l'interminable attente dans les postes.

Gaston se réveille, les yeux bouffis par le sommeil. La radio est silencieuse. Le temps est gris, maussade, le ciel couvert. Gaston se secoue et allume le moteur de la vieille Impala. «Allez, on rentre.»

Île de Montréal: Nombre de chauffeurs de taxi: 11 307, dont 142 femmes. Les groupes ethniques les plus nombreux: les Haïtiens et les Arabes. Nombre de permis de taxi: 4444 (un permis par auto. Une auto est souvent utilisée par deux ou trois chauffeurs).

Nombre de permis retirés dans les années 1980: 1000. Valeur d'un permis en 2009: 200 000$. Nombre de postes: 458. Nombre de compagnies de taxi: 35. Salaire annuel moyen d'un chauffeur: environ 40 000$, selon les chauffeurs. Le Bureau du taxi ne possède pas de statistiques là-dessus. Valeur de l'industrie du taxi: un milliard.

Conditions pour devenir chauffeur: réussir un cours de 150 heures et détenir un permis de conduire de classe 4C. Montant de départ d'une course: 3,35$. Prix fixé par la Commission des transports du Québec

Source: Le Bureau du taxi et du remorquage

Le GPS est en train de révolutionner l'industrie du taxi. Cet été, la compagnie Diamond a équipé ses voitures avec un système de positionnement par satellite.

Les appels pour les clients passent maintenant par le GPS. Fini la bonne vieille radio et la voix du répartiteur qui déballe les adresses à la vitesse de la lumière.

L'adresse d'un client n'est donc plus annoncée sur les ondes de la radio. Désormais, un seul chauffeur la connaît, ce qui casse les reins des cow-boys. Mais ils continuent de sévir. Lorsqu'ils voient des clients attendre leur taxi sur le trottoir, ils les embarquent et tant pis pour les collègues. Diamond contrôle 1000 des 4444 taxis à Montréal.

Pour l'instant, elle est la seule compagnie qui a pris le virage GPS.