Par la fenêtre de son bureau, au bord de l'autoroute 20, dans l'ouest de Montréal, le PDG de l'Association du camionnage du Québec, Marc Cadieux, assiste chaque jour au phénomène auquel doivent quotidiennement faire face les entreprises membres de son regroupement: une file interminable de camions et d'automobiles s'étire, parechoc à parechoc, pour se frayer un chemin jusqu'en ville, via l'échangeur Turcot.

C'est pareil, presque 12 heures sur 24, sur la Métropolitaine. L'autoroute Décarie se transforme régulièrement en stationnement en début d'après-midi. Et on ne parle même pas du pont Champlain. Que ce soit pour sortir de l'île de Montréal ou pour y accéder de la Rive-Sud, les embouteillages monstrueux font perdre une fortune aux transporteurs en carburant et en heures supplémentaires payées aux chauffeurs.

Alors que les grands chantiers ne font que commencer à Montréal, «l'avenir s'annonce fort préoccupant pour les transporteurs», affirme M. Cadieux, qui représente les plus grandes entreprises de camionnage du Québec.

Dans les derniers mois, des transporteurs du Québec, de l'Ontario et des Maritimes ont demandé à la Freight Carriers Association (FCA), de recommander l'imposition d'une «surprime à la congestion» à Montréal.

La FCA est un organisme pancanadien qui a notamment pour mandat de proposer les augmentations annuelles des coûts du carburant dans chacune des provinces.

L'organisme avait émis une recommandation semblable pour Vancouver, pendant la durée des Jeux olympiques, en raison de sévères restrictions imposées à la circulation des camions pour des raisons de sécurité.

Il s'agissait toutefois d'une mesure temporaire, qui fut d'ailleurs peu suivie. Jamais auparavant une telle mesure n'avait été proposée pour un territoire donné en raison de conditions de congestion prolongée.

«Malgré toute la bonne volonté des autorités pour gérer le trafic, ajoute M. Cadieux, on n'aura pas le choix d'augmenter les tarifs facturés à nos clients. On ne peut plus transporter des marchandises à Montréal au prix actuel. Il y a 10 ans, un camionneur faisait jusqu'à trois voyages aller-retour par jour dans le port de Montréal. Aujourd'hui, on en fait un. La seule façon de rééquilibrer l'équation passe par une hausse des tarifs».

Collaboration difficile

Sans nécessairement partager ce point de vue, le chercheur Ayoub Moustakbal, de l'Université du Québec à Montréal, croit qu'un choc tarifaire ou une succession de problèmes d'approvisionnement dans les entreprises et les commerces pourraient être salutaires à une industrie où la collaboration entre partenaires demeure aussi exceptionnelle que difficile.

Dans le cadre d'un travail de maîtrise en administration des affaires sous la direction du professeur Yvan Bigras, M. Moustakbal a sondé durant deux ans les préoccupations et les stratégies de dizaines d'entreprises de camionnage de la région métropolitaine afin de documenter les impacts de la congestion routière sur la circulation des marchandises.

Une nette majorité des entreprises (82,5%) se sont dites préoccupées par les impacts de la congestion, révèle son mémoire de plus de 140 pages, rendu en mars 2009.

L'industrie a mis de l'avant plusieurs stratégies, a-t-il constaté: livraison en dehors des heures de pointe, camions plus petits, systèmes de transport intelligents, ententes avec les clients, consignataires et expéditeurs pour favoriser les livraisons hors pointe.

Dans une des rares études indépendantes consacrées aux impacts de la congestion routière sur le camionnage, la plupart des directions d'entreprises questionnées par ce chercheur ont qualifié de «moyennement satisfaisants» les résultats de ces initiatives. Au mieux.

«Le concept de collaboration entre les partenaires de la chaîne logistique (expéditeurs, transporteurs, clients, etc.) n'est pas encore très avancé, a expliqué le chercheur à La Presse. On a plutôt l'impression, dans la plupart des cas, que les transporteurs préfèrent absorber les coûts additionnels plutôt que de chercher des solutions hors de l'entreprise.»

Aux Pays-Bas, affirme M. Moustakbal, la création de «centres logistiques» a permis d'atténuer les impacts de la congestion sur la circulation des denrées, en «détournant» les livraisons vers des dépôts situés en périphérie des villes et des zones de congestion.

De là, les transporteurs ramassent les marchandises dans des camions plus petits et mieux adaptés à la circulation urbaine pour les livrer à leurs clients.

Depuis plusieurs années, l'implantation de «pôles logistiques» semblables a été envisagée à Contrecoeur, Longueuil (Saint-Hubert), Delson et Les Cèdres, le long de l'autoroute 30, qui devrait être terminée d'ici à 2012. Mais l'intérêt des entreprises de camionnage demeure, à ce jour, plutôt timide.

«À cause de la pression constante qu'exerce le mode de livraison "juste à temps" et des conditions de circulation qui deviennent plus difficiles, croit M. Moustakbal, des magasins et des entreprises risquent fort de se retrouver de plus en plus fréquemment en rupture de stock parce que des transporteurs ne pourront pas livrer les marchandises dans les délais prévus.»

À ce point, estime-t-il, «ils vont peut-être réagir».