Il y a 10 ans, le 20 décembre 2000, tous les insulaires de Montréal, de Sainte-Anne-de-Bellevue à Pointe-aux-Trembles, sont soudainement devenus concitoyens. Dix ans après la loi 170, qui devait faire de l'île de Montréal une seule ville, cinq ans après des défusions douloureuses, Montréal se porte-t-il mieux? Le verdict de la plupart des experts est brutal: non. Au contraire. «Déconstruction», «balkanisation», «cacophonie», la métropole est devenue un exemple unique et peu enviable de structure ingérable.

En 2000, le gouvernement du Parti québécois, alors dirigé par Lucien Bouchard, pensait avoir trouvé une solution au casse-tête de la fusion de Montréal: les arrondissements. Ils permettaient aux villes de banlieue bilingues de conserver leur statut, tout en décentralisant une métropole sclérosée.

Dix ans plus tard, le monstre a échappé à ses créateurs.

C'est du moins l'avis de deux sommités du monde municipal interrogées par La Presse. Un troisième expert, qui voit dans les arrondissements des laboratoires intéressants, apporte quelques nuances... mais reconnaît qu'aucune ville au monde n'est allée aussi loin que Montréal en matière de décentralisation. Quant à la mère des fusions, Louise Harel, ministre des Affaires municipales qui a fait adopter la loi 170 le 20 décembre 2000, elle résume la situation en une phrase lapidaire: «Le problème, à Montréal, c'est que le bébé a eu des parents adoptifs - Gérald Tremblay et Jean Charest - qui n'étaient pas très fiers de lui. J'ai toujours été favorable aux arrondissements, je les ai créés. Mais pas des arrondissements qui deviennent des quasi-villes.»

Pour comprendre ce qu'est devenu Montréal, un bref rappel historique s'impose. La première fusion, celle de 2001, a unifié les municipalités de l'île en une seule ville, divisée en 27 arrondissements. Ceux-ci étaient dotés de pouvoirs limités, liés aux services de proximité. En 2003, les libéraux dirigés par Jean Charest ont pris le pouvoir et se sont engagés à tenir des référendums qui devaient permettre aux villes de se «défusionner». Dans l'espoir de séduire les Montréalais de l'Ouest-de-l'Île, on a accordé aux arrondissements des pouvoirs élargis, dont celui d'imposer des taxes.

En 2004, les référendums promis se sont soldés par le départ de 15 municipalités. La structure très décentralisée, elle, est restée.

C'est ce décollage raté qui plombe encore aujourd'hui Montréal, estime Gérard Beaudet, directeur de l'Institut d'urbanisme de la faculté de l'aménagement de l'Université de Montréal. «Le prix à payer pour éviter les défusions a été considérable, on l'a découvert au fur et à mesure que les années ont passé. On a déconstruit Montréal de l'intérieur.»

Une structure politicienne

Dès 2004, assure-t-il, les observateurs avaient compris les risques de dérapage dans cette ville constituée d'arrondissements trop puissants, entourée de banlieues en pleine expansion. «Cette déconstruction, cette balkanisation de Montréal, elle s'est produite dans un contexte où Montréal perdait du terrain devant les banlieues.»

Chercheur à l'Institut national de la recherche scientifique, Mario Polèse n'est guère plus tendre à l'égard de ce qu'est devenue la métropole québécoise. «Pour convaincre certains arrondissements de rester dans Montréal, on leur a donné presque tous les pouvoirs d'une ville. Ils sont partis quand même. Le hic, c'est qu'on se trouve aujourd'hui avec une structure montée pour des raisons politiciennes.»

Décrire le fonctionnement de Montréal à un observateur de l'étranger est «toujours un peu gênant», dit-il.

Le professeur Polèse n'hésite pas à parler d'un «rendez-vous raté» pour qualifier cette valse-hésitation de fusions et défusions. Il critique sévèrement les anglophones de l'île, dont les leaders se sont comportés de façon «stupide». «Ils se sont tiré dans le pied. Dans une île fusionnée, ils formaient 40% de la population, ils avaient une voix, beaucoup plus de pouvoirs.»

Pas de bons coups sans gaffes

La décentralisation a tout de même des avantages, estime Pierre J. Hamel, sociologue et chercheur à l'INRS. «On multiplie les endroits où peuvent se prendre les décisions intelligentes - ou se produire les gaffes. Si on ne court pas le risque de faire des gaffes, on n'a pas de chances de faire de bons coups non plus.»

M. Hamel, qui a étudié des villes dont la décentralisation est citée en exemple, comme Amsterdam ou Birmingham, reconnaît cependant que Montréal est carrément sur une autre planète. «Montréal, ça bat quatre as, c'est à la limite de mener à l'explosion. Un arrondissement qui peut demander à la Ville de lever en son nom un impôt supplémentaire, ça, je ne connais pas d'exemple ailleurs dans le monde.»

Agglomération déjà dépassée

Autre grande différence: le Montréal d'aujourd'hui dirige d'une main de fer un conseil d'agglomération où il détient 87% des voix. En comparaison, avec son système de double majorité, l'ancienne Communauté urbaine de Montréal était plus démocratique... mais constamment paralysée.

«Le principal inconvénient, c'est que Montréal n'a plus à négocier pour convaincre les autres d'embarquer, estime M. Hamel. Et ça a du bon.»

Gérard Beaudet croit que le conseil d'agglomération - qui chapeaute les 16 municipalités de l'île - est déjà dépassé. Tout comme l'était la création de la CUM en 1970. «Déjà, à cette époque, une partie importante de la population et des activités avaient traversé les ponts. Actuellement, on est aux prises avec le même genre de problème, en plus grave: une partie de la dynamique métropolitaine est déjà à l'extérieur de la Communauté métropolitaine de Montréal.»

Ironie du sort, le regroupement des 82 villes de la CMM, avec un suffrage universel direct, était l'un des scénarios envisagés en 2000, explique Louise Harel. Un autre projet aurait conduit à la création de quatre villes dans l'île de Montréal. C'est finalement le rêve du maire Pierre Bourque, Une île, une ville, qui l'a emporté.

«On n'était pas dans ce qu'on préférait, mais dans ce qu'on pouvait faire, dit la chef de l'opposition à l'hôtel de ville. Dans toutes ces fusions, jamais on n'irait de l'avant si on n'avait pas l'appui fort d'au moins un maire. Et il y avait Pierre Bourque.»

Le maire Gérald Tremblay et M. Bourque ont décliné les demandes d'entrevue de La Presse.

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