Les photos donnent froid dans le dos. Le visage enflé et en sang, Muriel Rougeau est étendue sur son lit d'hôpital. Un peu avant Noël, cette dame de 92 ans a fait une chute au CHSLD Légaré, à Montréal. Depuis, elle ne parle plus. Ne mange plus. Les derniers mots qu'elle a prononcés, «j'ai mal, j'ai mal», remontent à plusieurs semaines.

Suzanne Dagenais trouve insupportable de voir ainsi souffrir sa mère. Elle ne peut en parler sans verser quelques larmes.

Chaque année, des centaines de personnes âgées sont victimes de chutes dans la province. Pour Mme Dagenais, les conséquences de ces accidents sont graves, et tout devrait être fait pour les éviter.

Mme Rougeau habitait depuis six ans au CHSLD Légaré. En légère perte d'autonomie, elle avait besoin d'un encadrement serré. Puisqu'elle était faible physiquement, elle était à risque de chuter. «Il y avait dans son lit une alarme qui sonnait quand maman se levait, pour que les préposés viennent. J'ai demandé plusieurs fois que cette alarme soit réparée parce qu'elle était défectueuse. Je ne sais pas si elle fonctionnait le soir de l'accident», dit Mme Dagenais.

Après un repas avec sa mère, Mme Dagenais a quitté le CHSLD le 22 décembre à 20h. Vers 1h du matin, sa mère a été trouvée inconsciente sur le sol de sa chambre. Elle était tombée. Sa mâchoire supérieure et son poignet étaient fracturés ; son nez, littéralement broyé. Ses sinus ont été en hémorragie pendant plus de 20 heures. «Combien de temps a-t-elle passé au sol? On l'ignore, dit Mme Dagenais. Mais ce que je sais, c'est qu'elle souffre. Énormément.»

La porte-parole du centre de santé et de services sociaux d'Ahuntsic-Montréal-Nord, Isabelle Gagné, affirme qu'une enquête interne a été menée à la suite de la chute de Mme Rougeau. «Tout était en place sur le plan de la sécurité. Il n'y a pas eu non plus de faute d'un employé. Il s'agit d'un accident, tout simplement.»

Après son accident, Mme Rougeau a passé plus de 40 jours à l'hôpital de St. Mary et a dû recevoir quatre transfusions de plasma. Dans les premières heures, elle répétait : «J'ai mal... J'ai mal», sous le regard impuissant de sa fille. «Je ne pouvais rien faire! Elle qui n'a jamais fait de mal à une mouche de toute sa vie a réellement souffert», raconte Mme Dagenais, un sanglot dans la voix.

Depuis l'accident, Mme Rougeau ne parle plus, ne mange plus et ne marche plus. «Je trouve ça épouvantable. C'est comme si je n'avais pas été capable de m'occuper d'elle. Je ne dors plus. Je veux que les gens prennent conscience de ce qui peut arriver. De ce qui est arrivé! Les gens ne sont pas conscients de la douleur éprouvée par ma mère», souffle Mme Dagenais, qui croit que les jours de sa mère sont comptés.

14 000 hospitalisations par année

Dans une étude publiée en 2005, l'Institut national de santé publique du Québec a révélé que 14 000 aînés sont hospitalisés chaque année à la suite d'une chute. Environ 600 en meurent. En plus des nombreuses blessures que causent les chutes, plusieurs personnes âgées qui en sont victimes deviennent plus craintives, explique le Dr David Lussier, de l'Institut universitaire de gériatrie de Montréal. «Quand les gens ont peur de tomber, ils se mobilisent moins et une perte d'autonomie peut s'ensuivre.»

L'an dernier, le Bureau du coroner a enquêté sur la mort de 88 personnes âgées à la suite d'une chute suspecte. En 2009, l'actuel président de l'Association québécoise de défense des droits des personnes retraitées (AQDR), Louis Plamondon, a scruté les rapports du coroner et a démontré que 34 aînés meurent chaque année au Québec à la suite d'une chute qui aurait pu être évitée.

Et cette donnée n'est selon lui que la pointe de l'iceberg puisque plusieurs cas ne font pas l'objet d'une enquête du coroner. «Des tonnes de recommandations et de bonnes pratiques existent pour amener les établissements à prévenir les chutes. Malgré tout, les chutes restent la cause la plus fréquente de mort par négligence chez les aînés du Québec. Il faut faire quelque chose», dénonce M. Plamondon.

Le Dr Lussier reconnaît qu'il peut être difficile d'éviter les chutes chez les aînés, mais que tous devraient adopter des mesures de prévention de base, comme faire de l'exercice, porter de bons souliers, profiter d'un bon éclairage, éviter les obstacles et mettre ses lunettes.