Le maire du Plateau Mont-Royal, Luc Ferrandez, a voulu apaiser la circulation dans le quartier en inversant le sens unique de deux rues. Il a plutôt déclenché une guerre. Et il s'est fait copieusement engueuler par des citoyens enragés. Chronique d'une opération ratée.

Il s'est fait traiter d'ayatollah, de roitelet, d'idéologue, de réactionnaire. Il est vanné, crevé, lessivé. Le maire du Plateau-Mont-Royal, Luc Ferrandez, en a vu de toutes les couleurs depuis qu'il dirige l'arrondissement le plus rebelle de Montréal.

Depuis trois semaines, il patauge dans une crise. Une autre. Après le déneigement, les panneaux publicitaires et les parcomètres, il subit les foudres de ses électeurs parce qu'il a osé changer le sens des avenues Christophe-Colomb et Laurier. Il voulait apaiser la circulation; il a plutôt semé le chaos et provoqué une commotion.

Je l'ai rencontré cette semaine dans son bureau microscopique, au coeur de son arrondissement, que le Québec adore détester. Il avait le teint vert, les yeux cernés, les cheveux en bataille.

«Vous avez l'air fatigué, lui ai-je dit.

-Pff! Je suis fatigué à mort, a-t-il répondu. Ma femme est enceinte, elle va accoucher d'une journée à l'autre, elle n'arrête pas de bouger la nuit, je ne dors pas.»

L'image léchée du politicien? Très peu pour lui. Ferrandez est franc, direct. Oui, il est crevé, il l'admet sans détour. Il a 48 ans, sa femme 41, ils vont avoir leur premier enfant, il a le trac. Encore des nuits blanches. Au printemps, il a eu la mononucléose, et un léger problème cardiaque a fait son apparition. Trop de nuits blanches, croit-il. Il aurait dû tout arrêter pendant six mois, le temps de récupérer. Il n'a pris que deux semaines.

Et il a engraissé. Il déteste voir sa photo dans le journal. «C'est ce que je déteste le plus. Je me regarde et je me dis: "Câline, t'as grossi de 25 livres, mon cochon!"»

Il aimerait se balader en vélo au Vermont. Pédaler pour échapper au stress et perdre du poids. Mais il ne peut pas. Il doit gérer la nième crise qui secoue son arrondissement. Pas une crisette, mais une crise, une vraie de vraie. Une crise qu'il n'a pas vue venir.

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Lorsqu'il a été élu maire, il a promis d'apaiser la circulation. Plus de 630 000 voitures empruntent tous les jours les rues du Plateau, soit quatre fois le trafic du pont Champlain; 85% de ces autos sont en transit, c'est-à-dire qu'elles traversent l'arrondissement sans s'arrêter.

Le plan de Ferrandez comporte trois phases. À la mi-mai, il a mis en place la première phase, qui comprend, en gros, deux mesures: changer le sens de l'avenue Christophe-Colomb pour qu'elle ne serve plus d'autoroute aux automobilistes le matin, et réduire l'avenue Laurier à une voie vers l'est, entre le boulevard Saint-Laurent et la rue de Mentana. Le but: détourner la circulation vers les grandes artères, rue Saint-Denis et avenue Papineau.

Mais Ferrandez a oublié deux choses: le comportement imprévisible des automobilistes et les travaux qui bloquent la rue Saint-Urbain, une artère vitale où roulent 26 000 autos par jour. Il a créé le chaos: l'avenue Laurier congestionnée, la petite rue Chambord prise d'assaut et la rue De La Roche envahie par des conducteurs enragés, coincés dans des bouchons.

Ferrandez s'est retrouvé avec une révolution sur les bras. Pour deux rues. Le 31 mai, il a convoqué une réunion publique. Il s'est fait lyncher par 250 citoyens déchaînés.

«Des gens me hurlaient dessus, ils me postillonnaient à deux pouces du visage, je n'en revenais pas. Ils m'accusaient de détester les autos et de me foutre des gens pris dans les embouteillages. C'est complètement faux!»

Il admet ses erreurs. Oui, il a mal choisi son moment pour déployer son plan. Les travaux rue Saint-Urbain? Il croyait que la Ville laisserait au moins une voie ouverte. Mais non, la rue a été complètement fermée et les autos se sont précipitées sur l'avenue Laurier.

«C'est comme un sabotage», dit Ferrandez.

Pourtant, il jure que la collaboration avec la Ville a été excellente. Le maire Gérald Tremblay l'a d'ailleurs défendu cette semaine en disant que la circulation était une compétence d'arrondissement et que Ferrandez était de bonne foi.

Oui, il a créé un bordel, mais il se défend en disant que la circulation n'est pas une science exacte, qu'il n'a pas pondu son plan sur le coin d'une table, qu'il a travaillé avec des ingénieurs pendant un an et que les effets pervers seront rapidement corrigés.

Les citoyens l'attendent au détour, le couteau entre les dents. Ferrandez a appris à la dure qu'on ne badine pas avec la tranquillité d'un quartier.

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Sauf que le problème reste entier. Selon Ferrandez, «il y a 10 fois trop d'autos pour la capacité du système». Et ça continue d'augmenter. Chaque année, 45 000 nouvelles autos apparaissent dans la région de Montréal.

Normalement, 1000 voitures circulent dans une rue résidentielle. Dans le Plateau, les chiffres explosent: 11 000 autos par jour empruntent la rue De La Roche, 8000 l'avenue Christophe-Colomb.

Lorsque Ferrandez a été élu, en 2009, il a promis de régler le problème. La phase 1 a dérapé. Il en reste deux. Va-t-il créer une commotion chaque fois qu'il change un sens unique?

Peut-être. Difficile d'alléger la circulation d'une rue sans créer d'effets pervers.

Tiendra-t-il le coup? Oui, jure-t-il, même si sa famille commence à en avoir assez de la politique. «Ils me disent: "Lâche la politique!" Mon père m'a appelé pour me dire que René Homier-Roy m'avait traité d'Espagnol. Je lui ai expliqué qu'il lisait un article.»

Cette semaine, la chef de l'opposition, Louise Harel, en a rajouté en traitant Ferrandez de baron local. Selon elle, un arrondissement ne peut pas régler la circulation de transit. La Ville doit adopter un plan directeur.

Ferrandez réplique, cinglant: «Ça fait 25 ans qu'on essaie d'avoir un plan directeur. Il ne se passe rien, ça ne marche pas. Au contraire, ça empire. S'il y a un arrondissement où on peut changer les choses, c'est au Plateau. C'est nous qui avons le moins de propriétaires de voiture, nous qui avons le plus d'autos en transit. Et les gens peuvent marcher jusqu'au centre-ville. Ce n'est pas à Rivière-des-Prairies qu'on va changer le monde, mais ici!»

Le maire Ferrandez a changé la vocation de deux rues et il a créé une révolution. Alors, changer le monde...