Les sans-abri montréalais croulent sous les contraventions, malgré des engagements pris par la Ville et la police pour freiner le problème. Une nouvelle étude universitaire que La Presse a obtenue révèle que les sans-abri ont reçu au moins six fois plus de constats d'infraction en 2010 qu'en 1994.

Réalisé par deux professeurs d'université, ce rapport sur la judiciarisation des personnes itinérantes démontre que près de 25% des contraventions pour des entraves à des règlements municipaux ont été données à des sans-abri en 2010, même si ces derniers représentent moins de 2% de la population montréalaise.

Depuis 1994, l'accumulation des contraventions impayées se traduit par une dette de plus de 15 millions de dollars, ce qui a pour effet d'engorger le système judiciaire.

Le rapport, rendu public aujourd'hui par le Réseau d'aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), tend ainsi à démontrer la discrimination et le profilage dont font toujours l'objet cette clientèle vulnérable dans l'espace public et le métro.

Il constitue également une réponse coup-de-poing aux récents efforts annoncés par les autorités afin de réduire la répression chez les sans-abri.

En 2009, un rapport de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse a conclu que la Ville et le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) faisaient du profilage social auprès des sans-abri. L'année suivante, la Ville a déposé un plan d'action en itinérance, dont l'objectif est de mieux répondre aux besoins de cette clientèle marginale.

L'étude publiée aujourd'hui donne l'impression qu'il s'agissait là de voeux bien pieux. «Plus ça change, plus c'est pareil», résume Céline Bellot, professeure à l'École de service social de l'Université de Montréal, qui a signé le rapport avec Marie-Ève Sylvestre, enseignante de droit à l'Université d'Ottawa.

Les deux femmes ont décortiqué 64 491 constats d'infraction remis à des personnes itinérantes de Montréal entre 1994 et 2010. À partir de la banque de données de la cour municipale de Montréal, elles ont pu tracer l'évolution des contraventions données en vertu des règlements municipaux et de la Société de transport de Montréal (STM).

Il y a quelques années, Céline Bellot et sa collègue avaient réalisé une première étude basée sur des données de 1994 à 2004. On y avait alors rapporté quatre fois plus de contraventions remises en dix ans. Cette deuxième étude démontre que la situation ne cesse d'empirer. Et ces chiffres ne tiennent compte que des sans-abri qui ont fourni l'adresse de l'un des 21 organismes oeuvrant en itinérance. «C'est donc la pointe de l'iceberg», résume Mme Bellot.

Les auteures de l'étude constatent que même si la criminalité est en baisse, les sans-abri sont considérés comme des personnes «dérangeantes, non grata et indésirables» dans nos espaces publics. D'ailleurs, un très faible pourcentage des faits reprochés aux sans-abri concerne des actes violents.

Les principales infractions recensées demeurent les mêmes d'année en année: la consommation sur la voie publique, le flânage, le refus de circuler sur la place publique ou la présence dans les parcs en dehors des heures d'ouverture. Dans le métro, la grande majorité des personnes arrêtées a tenté d'obtenir un voyage sans payer.

Explosion des constats dans le métro

Ce qui frappe aussi dans l'étude, c'est d'ailleurs l'explosion du nombre de constats remis dans le métro, qui coïncide avec l'arrivée des 133 policiers dans le réseau souterrain en 2007. Les infractions en vertu des règlements de la STM constituaient 60,8% des constats donnés en 2010, contre 46,3% en 1994. Il y a eu autant de contraventions remises entre 1994 à 2005, soit pour une période de 12 ans, qu'entre 2006 et 2010. Selon Mme Bellot, l'impact des policiers dans le métro ne fait aucun doute. Et même en enlevant les contraventions données par les policiers, il y en aurait encore quatre fois plus qu'en 1994 dans le métro, souligne Céline Bellot.

Les auteures de l'étude qualifient de «surjudiciarisés» les sans-abri qui ont reçu plus de 10 contraventions. Et ils sont nombreux. Entre 2006 et 2010, pas moins de 806 personnes ont ainsi été surjudiciarisées, dont 273 qui ont encaissé plus de 25 contraventions. Parmi les personnes les plus ciblées, 18 ont reçu plus de 100 constats. Le «champion» en titre a reçu 374 contraventions et totalise à lui seul des amendes s'élevant à plus de 88 000$ (voir capsule). Le maximum de contraventions remises à une seule personne s'élève à 72 en un an, 33 en un mois et 7 en une seule journée. Les gestes reprochés à ces cas extrêmes touchent presque essentiellement la présence dans le métro et la consommation d'alcool.

Amendes salées

Jusqu'en 2004, 72% des constats d'infraction menaient à une peine de prison pour non-paiement. Aujourd'hui, les sans-abri ne se retrouvent plus derrière les barreaux, mais accumulent les dettes. Ils doivent encore plus de 15 millions de dollars à la cour municipale, une somme qui augmente de jour en jour.

Les travaux compensatoires (ou communautaires) sont par ailleurs souvent mal adaptés à la réalité des personnes itinérantes et vulnérables, explique Mme Bellot. Malgré des efforts notables de l'appareil judiciaire et d'organismes pour adoucir ces sanctions, la répression policière perdure à la base, ajoute-t-elle. «Une partie de la solution passerait par une plus grande intervention sociale et l'aménagement de lieux publics où les sans-abri seraient tolérés», résume Céline Bellot.

Le SPVM a préféré attendre la publication de l'étude avant de la commenter.

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Âge et sexe 



Les sans-abri sont de plus en plus âgés et la proportion de femmes augmente depuis quelques années. L'âge moyen des sans-abri visés par des contraventions est passé de 32 ans en 2003 à 39 ans en 2010. Les femmes représentent 12% des personnes appréhendées pour la période 2006-2010, alors qu'elles ne constituaient que 7% entre 1994 et 2004. Dans son rapport en 2009, la Commission des droits de la personne et de la jeunesse estimait à 60 000 le nombre de personnes itinérantes à Montréal. Ce nombre est deux fois moins élevé selon le recensement fait par Statistique Canada en 2006.

Source: La judiciarisation des personnes en situation d'itinérance à Montréal, Céline Bellot et Marie-Ève Sylvestre