Les résidants du Nunavik sont quatre fois plus à risque de subir un trauma que la population du reste du Québec et 40 fois plus à risque d’en mourir. Les patients peinent à obtenir des soins complets rapidement, pour des urgences et des soins courants. Certains meurent à cause des délais. Et peu de données existent sur le sujet.

« Des gens meurent à cause des délais »

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Puvirnituq

Eli, 20 ans, roulait en motoneige dans la rue principale à Inukjuak, le 6 février dernier vers 21 h 40, quand il a eu un grave accident : il a percuté de plein fouet un camion F-150 qui allait tourner un coin de rue.

Les premiers répondants l’ont rapidement amené au dispensaire du village, où il a été intubé. Mais son état était si précaire qu’il a fallu le transférer à Montréal. On soupçonnait une fracture à la base du crâne, un pneumothorax et un hémothorax.

Puisqu’aucun vol ne se rend directement d’Inukjuak à Montréal, Eli a d’abord été transféré par avion à Kuujjuaq. Il est arrivé à Montréal plus de 18 heures après l’accident. Malgré les soins offerts, il n’a pas survécu.

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Les victimes de trauma au Nunavik doivent être envoyées par avion à Montréal pour y être soignées.

La mère du jeune homme a accepté que La Presse rapporte cette histoire pour illustrer les difficultés pour les patients du Nunavik d’avoir accès à des soins complets rapidement, alors qu’en traumatologie, chaque heure compte.

Les 14 villages du Nunavik sont desservis par un réseau de dispensaires, qui offrent des services de santé de base. Puvirnituq et Kuujjuaq disposent d’hôpitaux pouvant offrir des soins un peu plus avancés, mais limités. La pénurie de personnel est sévère depuis deux ans au Nunavik. Surtout du côté de la baie d’Hudson, où certains villages ont dû se résigner durant certaines périodes à ne soigner que les cas urgents.

Aucune opération de traumatologie n’est pratiquée au Nunavik. On ne peut pas non plus opérer d’appendicite ou effectuer de césarienne. Tous ces patients doivent être envoyés par avion à Montréal pour être soignés.

Nunavik

Population : 13 000 habitants

Nombre de villages : 14

Nombre d’évacuations par avion-ambulance pour des patients du Nunavik

2020 : 272

2021 : 467

2022 : 332

Source : Évacuations aéromédicales du Québec (EVAQ)

Norman Tukkiapik a fait une crise d’appendicite en 2020. Il a dû attendre trois jours qu’un avion soit en mesure de l’amener de Kuujjuaq à Montréal pour être opéré. « La douleur était intense. Comme des couteaux. Quand mon chirurgien m’a opéré, mon appendicite avait explosé. Ce ne serait pas arrivé si j’avais été opéré à temps », dit l’homme dans la quarantaine.

Des morts qu’on ne compte pas

Chirurgiens en traumatologie à l’Hôpital général de Montréal, le DEvan Wong et son collègue le DJeremy Grushka soignent toutes les semaines des patients provenant du Nunavik. Ils le savent trop bien : chaque année, certains meurent à cause des délais ou subissent des complications.

Peu de données existent sur le sujet au Québec : même si la province possède un registre des traumas, ceux survenant dans le Nord n’y sont pas nécessairement comptabilisés, explique le DWong. Car seuls les décès survenant dans les centres tertiaires de traumatologie y figurent. Si un décès survient au Nunavik avant que la personne arrive dans un de ces centres, il n’est pas compté.

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Les docteurs Evan Wong et Jeremy Grushka, chirurgiens en traumatologie à l’Hôpital général de Montréal

C’est le principe de mortalité cachée […]. Si on ne cherche pas activement à documenter une situation, on ne trouve rien.

Le Dr Evan Wong, chirurgien en traumatologie à l’Hôpital général de Montréal

La Presse a obtenu les 472 rapports de coroner concernant des décès survenus au Nunavik depuis 2012. Il a ainsi été possible de trouver 15 cas de patients transférés et morts avant ou après leur arrivée à Montréal.

En 2021, le DWong et des collègues ont mené une étude, publiée dans le Journal canadien de chirurgie, qui a révélé que les risques de mourir d’un trauma sont 40 fois plus élevés au Nunavik que dans le reste de la province. Un écart considérable étant donné que différentes études canadiennes ont démontré que dans les régions rurales éloignées de plusieurs provinces, le risque de mourir d’un trauma est multiplié seulement par deux.

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Risque de mourir d’un trauma par rapport à la population générale d’une province

Nunavik : 40 fois plus

Régions rurales canadiennes : 2 fois plus

Taux de traumas majeurs par tranche de 10 000 habitants

Kuujjuaq : 18,1

Puvirnituq : 21,7

Province de Québec : 4,9

Catégories où des traumas sont le plus souvent rapportés au Nunavik

Collision de véhicules motorisés : 32,4 %

Chutes : 17,2 %

Assaut : 11,9 %

Source : Trauma in Northern Quebec, 2005–2014 : epidemiologic features, transfers and patient outcomes, Jeongyoon Moon, M. D. Cristina Pop, M. D. Mohamed Talaat, M. D. Nathalie Boulanger, M. D. Paul-André Perron, Ph. D. Dan Deckelbaum, M. D. Jeremy Grushka, M. D. Evan G. Wong, M. D. Tarek Razek, M. D., Journal canadien de chirurgie, septembre 2021

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La Dre Nathalie Boulanger, directrice des services professionnels et médecin au Nunavik depuis 31 ans

Directrice des services professionnels et médecin au Nunavik depuis 31 ans, la Dre Nathalie Boulanger n’est pas étonnée du résultat, étant donné qu’il « n’y a pas de salle d’opération pour ces cas » au Nunavik. « Ça peut prendre quelques heures à quelques jours, amener un patient du Nunavik à Montréal », ajoute le DWong. La météo empêche souvent les avions d’atterrir dans le Nord. Et parfois, les deux avions-ambulances reliant toutes les régions éloignées du Québec aux hôpitaux du Sud ne sont pas disponibles.

Temps d’attente médian pour une évacuation médicale

D’un petit village de la côte de la baie d’Ungava à Kuujjuaq : 3,5 heures

Temps d’attente entre le moment où un avion-ambulance est demandé à Kuujjuaq et le moment où cet avion arrive pour une évacuation vers le Sud : 6 heures

Source : Trauma in Northern Quebec, 2005–2014 : epidemiologic features, transfers and patient outcomes, Jeongyoon Moon, M. D. Cristina Pop, M. D. Mohamed Talaat, M. D. Nathalie Boulanger, M. D. Paul-André Perron, Ph. D. Dan Deckelbaum, M. D. Jeremy Grushka, M. D. Evan G. Wong, M. D. Tarek Razek, M. D., Journal canadien de chirurgie, septembre 2021

Or, en traumatologie, il existe un concept de « l’heure d’or » voulant que la mortalité augmente significativement après la première heure suivant un accident. Ce dernier souligne que les équipes de soins dans le Nord sont « compétentes » et « dévouées ». Mais limitée dans les actions qu’elles peuvent poser.

C’est souvent lié à un choc hémorragique. Si on n’a pas accès à du sang ou à un chirurgien rapidement, la mortalité augmente de façon significative.

Le Dr Evan Wong, chirurgien en traumatologie à l’Hôpital général de Montréal

« Nous, on le sait qu’il y a d’importants besoins de santé au Nord. Notre population est en croissance. On est isolés. Nos deux hôpitaux ne sont pas équipés suffisamment. Mais c’est au gouvernement de décider s’il répondra ou non à nos besoins », dit le maire de la communauté d’Akulivik, un village de 700 habitants de la côte de la baie d’Hudson, Eli Angiyou.

À la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik (RRSSSN), on indique que « les orientations prises visent à ce que de plus en plus de soins de santé soient offerts sur le territoire ». Un nouvel hôpital régional est projeté. Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) dit aussi avoir débloqué un budget de 75 millions pour du développement au Nunavik entre 2018 et 2025. Mais les défis restent nombreux. Une cellule de crise est notamment en place depuis l’été pour pallier le manque de personnel.

Pour le DGrushka, tenter de garder le plus possible les patients au Nunavik en augmentant les services offerts en imagerie, en traumatologie, mais surtout de façon générale, est « une question de santé publique ». Les chirurgies complexes devront toujours se faire dans de grands hôpitaux spécialisés. Mais selon le Dr Grushka et le Dr Wong, les initiatives devraient se multiplier pour améliorer la gamme de soins offerts au Nunavik « En attendant, ce n’est pas pour être dramatique, mais des gens meurent à cause des délais. On doit trouver des solutions », dit le DWong.

D’autres morts de patients du Nunavik transférés à Montréal

Novembre 2021

Une jeune femme de 17 ans est victime d’un accident de VTT à Puvirnituq. Elle présente une importante blessure à la tête. Elle arrive à Montréal 12 heures plus tard. Mais les blessures sont trop graves : multiples hémorragies cérébrales, hypertension intracrânienne et fractures du massif facial et traumatisme cervical. Elle mourra le lendemain.

Octobre 2015

Un jeune homme de 20 ans tente de mettre fin à ses jours dans le village de Kangiqsualujjuaq. Il est retrouvé inconscient et transporté d’urgence au dispensaire, où le personnel traite « avec les moyens dont il dispose » l’hypoglycémie du patient, lit-on dans le rapport du coroner John Westerlund. Le transfert du patient vers Kuujjuaq sera retardé de plusieurs heures à cause des conditions météorologiques défavorables. À son arrivée, il n’a plus de pouls. Il ne pourra pas être réanimé.

Juillet 2016

Une femme de 43 ans atteinte de polyarthrite et d’une cardiomyopathie se présente au dispensaire de Quaqtaq, aux prises avec des douleurs diffuses et une faiblesse généralisée. Son rythme cardiaque est extrêmement élevé (160 pulsations par minute). Le coroner Marc Boudreau notera dans son rapport que le village ne compte alors « aucune infirmière diplômée ». Un médecin de Kuujjuaq donnera des indications au téléphone au personnel sur place, en attendant qu’un autre médecin envoyé d’urgence arrive sur place. Elle mourra peu de temps après d’un arrêt cardiorespiratoire.

Un manque criant d’accès en imagerie

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Michel Jodoin, de Quaqtaq, à l’Hôpital général de Montréal

Michel Jodoin, dans la soixantaine, est marié à une Inuite et habite au Nunavik depuis 22 ans. Atteint d’une hernie abdominale, il sait qu’en cas de complication, le temps lui sera compté pour être opéré à Montréal.

C’est pourquoi, il y a deux ans et demi, il a décidé de quitter le village de Quaqtaq, où il habitait, pour déménager à Kuujjuaq, 350 km plus au sud. Laissant sa femme et ses trois enfants derrière. « Parce que si je reste à Quaqtaq et qu’il m’arrive quelque chose, je ne pourrai pas être opéré à temps », dit-il.

La Presse a rencontré M. Jodoin le 10 janvier à l’Hôpital général de Montréal, où il s’était déplacé pour un examen. Son médecin, le chirurgien Kosar Khwaja, tentait de lui faire passer un examen de tomodensitométrie (« scan ») avant qu’il ne reparte au Nunavik, afin d’éviter qu’il ait à revenir quelques jours ou semaines plus tard. La région ne dispose d’aucun appareil de tomodensitométrie.

Or, des patients, dont ceux atteints d’un trauma, ont besoin de subir un « scan » afin de pouvoir guider les équipes dans leurs soins. Et doivent donc être transférés dans le Sud.

PHOTO VINCENT ÉTHIER, FOURNIE PAR L’AMC

Le Dr Abdo Shabah

Pour les traumas crâniens, il faut faire un scan. Mais pas cinq ou six heures après… Ce sont des délais extrêmement préjudiciables. […] Ne rien savoir ou savoir, ça fait toute la différence dans plusieurs pathologies.

Le Dr Abdo Shabah, porte-parole francophone de l’Association médicale canadienne

Présent en Haïti après le séisme de 2010, le DShabah se souvient qu’un tel appareil était disponible sur place. « Je ne peux pas croire qu’on peut avoir un CT scan 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, à Port-au-Prince, dans un contexte d’insécurité, et pas au Nunavik », dit-il.

Selon l’étude du DWong et de ses collègues, environ 61 % des patients du Nunavik victimes de trauma qui passent un « scan » à Montréal reçoivent des résultats normaux. Ces résultats « suggèrent que si un scan avait été disponible à CSTU [Kuujjuaq], un grand nombre aurait pu éviter un transfert à MGH [Montréal] », est-il écrit dans l’étude.

Le DWong reconnaît que pour opérer un scan, ça prend des techniciens. Une denrée rare. Et les espaces suffisants pour installer l’appareil. Mais « on avait calculé qu’avec un scan, on entrerait dans notre argent en trois ans », dit la Dre Nathalie Boulanger, directrice des services professionnels au Nunavik.

Au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), on indique que la Régie de la santé et des services sociaux du Nunavik avait transmis une demande pour obtenir un appareil de tomodensitométrie en 2018 avant de mettre le projet sur la glace. Une nouvelle demande a été faite en août dernier et sera « analysée dans le cadre des travaux entourant la construction de l’hôpital au Nunavik », indique la porte-parole du MSSS, Noémie Vanheuverzwijn.

Des visites à Montréal coûteuses et pénibles

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Les accidents de véhicules motorisés font partie des principales causes de traumas au Nunavik.

Quand Abraham Inukpuk est arrivé au dispensaire d’Inukjuak, après un accident de quatre-roues, le 9 janvier dernier, on a d’abord conclu qu’il s’en était tiré avec des blessures mineures. Et on l’a renvoyé chez lui.

En fait, il avait deux fractures du bassin.

« Pendant deux jours, j’étais incapable de me lever », raconte l’homme de 31 ans. Il a finalement été amené à Puvirnituq, où on a détecté les fractures et décidé de l’évacuer vers Montréal. M. Inukpuk aurait aimé recevoir tous ses soins dans le Nord. « Mais ce n’est pas possible. On manque de personnel. Et de matériel », dit-il.

L’homme parle par expérience : comme nombre de ses concitoyens, il se déplace de deux à cinq fois par année à Montréal pour recevoir des soins ou faire des suivis médicaux. Chaque visite à Montréal dure quelques jours. Ce qui n’est pas sans impact sur son travail. « J’ai perdu un emploi à cause de ça », dit-il.

Certains spécialistes viennent une fois par année au Nunavik pour voir des patients. Comme des ophtalmologistes ou des dentistes. Mais les citoyens doivent très souvent se rendre dans le Sud pour être traités ou pour des suivis. « La majorité d’entre eux préférerait recevoir les soins ici », dit le maire d’Akulivik, Eli Angiyou.

Quand on vient ici, on est séparé de nos familles. Et certains restent aussi à Montréal parce qu’ils tombent dans le piège de l’alcool et de la drogue.

Abraham Inukpuk, résidant d’Inukjuak, au Nunavik

Dans son rapport publié en 2019, la commission Viens parlait de « l’offre de services spécialisés très restreinte » entre autres au Nunavik. « Au-delà des défis organisationnels et financiers que cette réalité peut engendrer, de graves manquements en ce qui a trait à la communication et au suivi de patients […] ont été mis en lumière », pouvait-on lire dans le rapport qui évoquait des « informations médicales perdues » et le « non-retour de certaines personnes vers leur communauté ».

Annie Tookalook, d’Umiujaq, se rend plusieurs fois par année à Montréal pour des questions de santé. Chaque fois, elle reste de quelques jours à plusieurs semaines. « Tu dois prendre beaucoup de congés de maladie. Et tu ne te sens pas à la maison », dit-elle.

Le DEvan Wong note que ses patients du Nunavik lui disent souvent se sentir « comme des extraterrestres » à Montréal. En 2022, le DWong est allé travailler une semaine à Puvirnituq. Il y a vu 40 patients en consultation externe. « Environ la moitié de ces patients n’avait pas besoin d’une opération, dit-il […] Ils n’ont pas eu à faire un déplacement au Sud pour rien. » Mais ces initiatives sont encore rares, contrairement au Groenland (voir le dossier de demain dans La Presse).

Pour faire plus, ça prend l’internet

Le DGrushka venait de terminer une vidéoconférence avec des collègues d’Éthiopie, en novembre 2022, quand La Presse l’a rencontré pour discuter de l’accès aux soins au Nunavik.

Comment est-ce que ça se peut que je vienne d’avoir une réunion avec nos collègues de l’Éthiopie et que je ne sois même pas capable de faire ça avec des villages du Nunavik qui font pourtant partie du Québec ?

Le Dr Jeremy Grushka, chirurgien en traumatologie à l’Hôpital général de Montréal

Encore aujourd’hui, certains villages du Nunavik ne disposent pas d’un accès à l’internet digne de ce nom. Le tout commence à bouger. La fibre optique est arrivée depuis quelques mois à Puvirnituq. À Kuujjuaq, la population peut maintenant se connecter grâce à Starlink. Mais le réseau de la santé attend toujours de sécuriser un accès par l’entremise de ce fournisseur.

« Ça avance. Mais c’est sûr qu’on pourrait faire beaucoup plus en télémédecine. On devrait être les champions », dit la Dre Nathalie Boulanger, directrice des services professionnels au Nunavik. « En attendant, on déplace les gens au Sud. Mais ce n’est pas réaliste de continuer comme ça », dit le DGrushka.

Lisez « Des soignants qui n’ont pas froid aux yeux »

Précision : le titre d’un tableau de ce texte a été modifié afin de préciser que les transferts non urgents de patients incluent les déplacements du Nord au Sud et entre villages nordiques.