49 355. C’est le nombre de minutes de son ambiant enregistrées à la ferme Sainte-Victoire à l’été 2021. De juin à octobre, deux micros installés à la lisière des champs y ont enregistré une minute de son toutes les cinq minutes.
Cet immense jeu de données a ensuite été soumis à un réseau de neurones artificiels entraîné à reconnaître le chant de différentes espèces d’oiseaux.
Résultat : le logiciel a pu établir que 36 espèces avaient fréquenté la bande riveraine au cours de la saison. Parmi celles-ci : l’hirondelle bicolore, une espèce en déclin, et deux espèces menacées : le goglu des prés et l’hirondelle rustique.
Les copropriétaires de la ferme, Renaud et Maude Péloquin, ont été encouragés par le bilan de ce grand recensement sonore. Agriculteurs de huitième génération, leur famille cultive la terre à Sainte-Victoire-de-Sorel depuis 1804.
« On espère être capables de redonner ça à la neuvième génération. C’est dans ce but qu’on a décidé d’investir gros dans la durabilité de notre entreprise », raconte Renaud Péloquin, 38 ans.
Dans un champ, c’est facile d’évaluer sa réussite : si j’ai eu tant de rendement, j’ai réussi. Mais une bande riveraine ? Est-ce que j’ai fait la job ? C’est dur à dire. Et c’est là que ça prend les chercheurs.
Renaud Péloquin, copropriétaire de la ferme Sainte-Victoire
L’IA s’invite dans les champs
Beau temps, mauvais temps, jour et nuit, l’« analyse du paysage sonore » permet de mesurer en continu l’évolution de la biodiversité d’un site sans avoir à déployer des observateurs sur le terrain.
Étienne Lord, spécialiste de la bio-informatique et de l’intelligence artificielle (IA), et Jean-Philippe Parent, entomologiste, ont piloté ce projet de recherche en bioacoustique.
« C’est un outil précieux pour suivre la biodiversité parce qu’on n’a pas un impact direct sur la biodiversité », explique ce dernier. « C’est non destructif. Ça fait juste enregistrer ce qui se passe autour sans tuer, sans capturer », ajoute-t-il.
« C’est un domaine de recherche qui est en plein développement », ajoute Étienne Lord.
En 2021, les deux chercheurs, qui travaillent pour Agriculture et Agroalimentaire Canada, ont capté plus de 740 000 minutes d’enregistrement dans 15 endroits. Puis, en 2022, ils ont enregistré plus de 1 280 000 minutes à 20 endroits.
C’est plus de 1400 jours d’écoute en continu.
« C’est pour ça qu’on a développé des modèles d’intelligence artificielle : pour être capables de filtrer les données, puis de revenir vers les producteurs pour leur dire ce qu’il se passe sur leur bande riveraine », explique Étienne Lord.
Ce dernier a utilisé des spectrogrammes de chants d’oiseaux pour entraîner des modèles d’apprentissage profond. Les spectrogrammes sont des représentations visuelles des sons. L’identification a un taux de réussite de 95 %.
En plus des oiseaux, les chercheurs ont pu identifier des batraciens comme la rainette versicolore ou le crapaud d’Amérique et des insectes comme le grillon domestique.
Entendus dans les bandes riveraines
Bruant chanteur
Paruline masquée
Carouge à épaulettes
Hirondelle rustique
D’autres espèces entendues
Rainette versicolore
Crapaud d’Amérique
Corneille d’Amérique
Grillon domestique
Laboratoires vivants
Cette étude fait partie d’un vaste projet du gouvernement fédéral nommé les Laboratoires vivants. Cette initiative pancanadienne annoncée en 2018 vise à « réinventer » la manière dont est menée la recherche en agriculture sur les enjeux liés à l’environnement. Les projets sont élaborés par les scientifiques en cocréation avec les agriculteurs pour répondre à des préoccupations réelles.
Au Québec, les activités de recherche se sont concentrées dans les trois bassins versants de la Biosphère du lac Saint-Pierre, reconnue par l’UNESCO comme une réserve mondiale de biodiversité.
« Le grand but, c’est de voir comment on peut protéger le lac Saint-Pierre », résume Étienne Lord.
Pour Étienne Lord et Jean-Philippe Parent, ce projet n’est qu’un début. Des modèles de reconnaissance sont en train d’être développés pour d’autres espèces comme la rainette faux-grillon, qui est menacée. Et déjà, ils ont envoyé des micros dans l’Ouest canadien, à des collègues des autres Laboratoires vivants.
« On est en train de bâtir un réseau d’écoute sonore pour être capables d’avoir un portrait à l’échelle canadienne », dit Étienne Lord.
Pourquoi les bandes riveraines ?
Les bandes riveraines sont le gardien de but de l’agriculture. Elles freinent le lessivage des pesticides et des engrais chimiques dans les cours d’eau. Elles préviennent aussi le décrochage des sols. Au Québec, la réglementation oblige les agriculteurs à respecter une distance de 3 m entre la fin des cultures et la ligne des hautes eaux des rivières ou fossés de drainage.
Dans le cadre de leurs travaux, Étienne Lord et Jean-Philippe Parent ont examiné des bandes riveraines exceptionnelles (comme celle des Péloquin, qui mesure 10 m), mais aussi de nouvelles bandes riveraines, à « l’année 0 ». Certaines avaient des arbres, d’autres, des arbustes, des fleurs ou du foin. Certaines étaient peu ou pas entretenues.
Dès l’implantation, il y a un gain direct. Donc, c’est motivant. On ne dit pas aux gens : “Installez-les et dans 10 ans, ça va fonctionner.” C’est tout de suite. C’est la chose qui nous a surpris énormément.
Jean-Philippe Parent, entomologiste, à propos des bandes riveraines
« Il y avait plusieurs producteurs qui nous ont dit : “Vous nous avez convaincus. Finalement, la bande riveraine est plus importante qu’on pensait. [...] Ce n’est pas un bout de terre qui est mort, qui est non productif. Non, il y a des choses qui s’y passent” », ajoute M. Lord.
Pollinisateurs
Pour évaluer la biodiversité des bandes riveraines, les chercheurs se sont aussi penchés sur les pollinisateurs. Ils ont installé neuf pièges à insectes dans chaque bande. Les résultats sont rentrés pour 2021 : on a recensé, en moyenne, 30 espèces par site, et 95 espèces sur l’ensemble des sites. Il y avait la bonne vieille abeille à miel, mais la majorité étaient des espaces sauvages.
« Certains producteurs peuvent avoir mauvaise presse, des fois, à cause du rôle qu’ils jouent par rapport à [l’impact] des pesticides sur les pollinisateurs. Mais là, on peut voir qu’ils peuvent jouer un rôle actif pour maintenir et encourager les populations indigènes de pollinisateurs », explique Jean-Philippe Parent.
Dans la bande riveraine des Péloquin, les chercheurs ont, par exemple, découvert une reine bourdon terricole, une espèce désignée « préoccupante » par le COSEPAC.
Renaud Péloquin affirme que cette découverte, en particulier, a nourri son travail.
« On sait avec les changements climatiques que la game va changer, souligne-t-il. Les producteurs n’auront pas le choix de trouver un équilibre entre l’environnement et la rentabilité à tout prix. C’est un balancier, si tu touches trop à la biodiversité et l’environnement, à un moment donné, ça va te rattraper dans ta rentabilité. »
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- Au Québec, 20 projets de recherche ont été réalisés, entre 2020 et 2023, dans le cadre de l’initiative des Laboratoires vivants. En tout, 55 entreprises agricoles situées dans les trois bassins versants situés en amont du lac Saint-Pierre ont participé.
Source : Agriculture et Agroalimentaire Canada