Deux cabinets d'avocats fusionnent à Montréal. L'un est anglophone, l'autre francophone. La greffe prendra-t-elle?

Ouf! L'avocat Bruno Floriani ne l'a pas dit textuellement, n'en a même pas fait allusion, mais je soupçonne que quelque part, en son for intérieur, il a dû pousser un long soupir de soulagement la semaine dernière lorsque son cabinet a conclu une entente de fusion avec un rival de Montréal. Après tout, cela fait des années que Lapointe Rosenstein cherchait à s'allier avec un concurrent francophone, sans jamais avoir vraiment réussi à conclure. C'est maintenant fait.

Lapointe Rosenstein fusionne donc avec Marchand Melançon Forget (MMF), fusion qui sera effective le 1er janvier 2010. Le nouveau cabinet portera le nom de Lapointe Rosenstein Marchand Melançon et comptera près de 90 avocats et 200 employés, ce qui en fera l'un des plus importants cabinets indépendants au Québec.

«Il s'agit d'un moment historique pour nos cabinets. Cette fusion nous permettra d'accroître notre position dans le marché francophone québécois», a indiqué Me Floriani lors de l'annonce.

Le mot historique est sans doute un peu fort, mais l'on peut facilement comprendre l'enthousiasme des gens de Lapointe Rosenstein, après tant de tentatives restées vaines. Ces dernières années, on ne compte plus en effet les rumeurs qui ont circulé dans le milieu juridique montréalais sur d'éventuels rapprochements entre Lapointe et ses rivaux. Avec Davis, avec Cain Lamarre, avec Joli-Coeur Lacasse, avec Langlois Kronström Desjardins... En 1999, rappelons-le, Lapointe et feu Desjardins Ducharme (DDSM) étaient venus à un cheveu de convoler en justes noces, avant que DDSM ne rebrousse chemin à la toute fin.

En 2003, il est vrai, une quinzaine d'avocats de De Grandpré Chaurette s'étaient joints à Lapointe Rosenstein. Il ne s'agissait toutefois pas d'une véritable fusion, mais d'un ajout, une minigreffe, en quelque sorte, rejetée néanmoins par l'organisme, puisque les trois quarts des nouveaux venus ont depuis quitté le cabinet.

Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné à l'époque? Question de culture sans doute ou d'incompatibilité de caractère. Sauf que la question demeure tout entière aujourd'hui: pourquoi ça fonctionnerait avec MMF?

Les nouveaux mariés sont convaincus qu'ils se complètent bien sur le plan des champs de pratique. Chez Lapointe, on est fort en droit corporatif, en litige, un peu en droit immobilier et dans le secteur des sciences de la vie. Chez MMF, le cabinet s'est taillé une belle place en droit de l'assurance, un peu en droit des affaires. MMF compte aussi sur quelques bons fiscalistes.

En regroupant leurs activités, Lapointe et MMF estiment pouvoir croître plus rapidement que seuls, notamment en ayant désormais les capacités d'effectuer de plus grandes transactions commerciales. Ils espèrent aussi profiter des ventes croisées, en proposant chacun des services connexes à la clientèle de l'autre.

Jouable comme stratégie?

Au centre-ville de Montréal, la nouvelle de cette fusion a vite fait le tour des grands cabinets d'avocats. Bien peu de gens toutefois y accordent beaucoup d'importance, tellement le pari semble risqué, surtout pour Lapointe Rosenstein. Car, il faut bien l'admettre, le risque est beaucoup plus élevé pour Lapointe que pour MMF.

Au cours des dernières années, plusieurs jeunes avocats talentueux de Lapointe ont quitté le cabinet pour la concurrence. C'est d'ailleurs un reproche attribué aux associés principaux, eux qui, selon plusieurs, n'ont pas su préparer la relève. Il n'empêche que malgré tout, Lapointe Rosenstein jouit encore d'une belle notoriété, surtout parmi la clientèle juive anglophone, avec qui le cabinet brasse des affaires depuis le milieu des années 1960. C'est une clientèle de «luxe», multiculturelle, des grandes entreprises et grosses PME essentiellement, qui ne rechignent pas à payer les taux horaires demandés. Mais une clientèle qui accorde néanmoins de l'importance à la réputation du cabinet. Comment réagira-t-elle à cette fusion avec un cabinet francophone? La réussite de ce mariage dépend un peu de la réponse.

La pratique de MMF, en revanche, et surtout sa clientèle, est à mille lieues de celles de Lapointe. MMF fait surtout du droit de l'assurance. Pour les néophytes, l'assurance est au droit ce que le travail à la chaîne est au monde industriel. Beaucoup de volume, mais peu payant, car peu de valeur ajoutée. Les taux horaires sont bas ou, pire, les avocats sont payés au forfait. Par ailleurs, en droit des affaires, MMF compte majoritairement sur une clientèle francophone de PME, des clients avec du potentiel sans doute, mais une clientèle pas aussi léchée que celle de Lapointe.

De ce constat, deux avenues sont possibles. Si les clients de Lapointe voient cette fusion d'un mauvais oeil, ils pourraient très bien aller voir ailleurs, et assez rapidement. Quels cabinets pourraient en profiter? Trois noms viennent tout de suite en tête, dont les deux premiers sont de féroces concurrents de Lapointe: Spiegel Sohmer, très fort en fiscalité et en droit corporatif, et McMillan, solide en droit corporatif et en litige. De Grandpré Chait, en droit immobilier, pourrait aussi en bénéficier.

L'autre possibilité est que la greffe entre les deux cabinets prenne mieux que prévu. Pour que cela arrive, il faudrait que les avocats en droit des affaires de MMF soient meilleurs que l'on pense - c'est d'ailleurs la grande inconnue - et que leur clientèle d'affaires soit des PME en croissance avec le vent dans les voiles. Si c'est le cas, alors Lapointe-MMF pourrait croître au même rythme que ses clients; eux, en retour, seraient mieux servis par la force du nombre du nouveau cabinet.

Si cette stratégie fonctionne, le nouveau cabinet devra par contre faire attention à ses arrières. Pour l'instant, peu de risque, car les prédateurs ne feront que le guet. Mais si jamais Lapointe-MMF obtenait du succès dans le créneau des PME en croissance, alors les BCF et Miller Thomson de ce monde ne seront jamais très loin pour bondir sur leurs meilleurs avocats. Cette fois, il faudra trouver un moyen de les garder...

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