Le Québec n’a pas attendu la Révolution tranquille pour voir surgir de grands entrepreneurs francophones. Cet été, nous vous en présentons quelques-uns, dont les exploits s’étalent de 1655 au début du XXe siècle. Aujourd’hui : Rodolphe Forget.

On l’a surnommé « le petit Napoléon de la rue Saint-François-Xavier », où s’élevait la Bourse de Montréal, dont il a été président de 1907 à 1909.

Il était The Wizard of Finance, le magicien de la finance, selon une publication anglophone de la même époque.

Il a mené au tournant du XXe siècle la plus importante maison de courtage du Canada, qui portait son patronyme.

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Rodolphe Forget à Montréal, vers 1910

Ses débuts

Rodolphe Forget est né à Terrebonne en 1861, fils d’un modeste avocat.

Seul garçon d’une fratrie de six, il a entrepris un cours commercial au collège Masson, précocement interrompu par l’incendie qui a détruit le collège en 1875.

À peine âgé de 15 ans, il est entré en apprentissage dans la maison de courtage L. J. Forget et Compagnie, que son oncle Louis-Joseph, rarissime francophone dans ce milieu, avait fondée en 1876.

« Pendant 20 ans, la maison Forget fut la seule maison canadienne-française sur la place », écrit Madame Francœur, alias Ernestine Goulet, dans ses mémoires parus en 1928, qui relatent ses années d’expérience pour la maison Forget. Première et longtemps unique femme sténodactylo dans ce milieu anglomasculin, elle était connue comme Forget’s Madam.

La clientèle de L. J. Forget s’étendait de la Gaspésie jusqu’en Saskatchewan. Même les campagnards de la région montréalaise connaissaient le courtier. Deux « clients ruraux » ont un jour demandé, au cœur du Vieux-Montréal, où se trouvait « la place où l’on vend des parts de p’tits chars », relate Madame Francœur.

Ses preuves

Muni d’une procuration que son oncle lui avait accordée pendant qu’il voyageait en Europe, Rodolphe avait en son absence mené une série de transactions aussi audacieuses que fructueuses.

« Ne parlait-on pas de 40 000 $ en un seul coup ? Et de profits de plus de 80 000 $ pour la période de son mandat : trois mois à peine ? », raconte Madame Francœur.

Le jeune loup est admis comme associé en 1890.

« Il n’était pas peu amusant, en même temps que flatteur pour nous, de voir ce jeune Canadien français […] mener au doigt et à l’œil tous ses confrères anglais et, derrière eux, leur clientèle huppée », ajoute la sténodactylo.

Car la maison L. J. Forget était devenue la plus importante firme de courtage au Canada. En 1895, Louis-Joseph et Rodolphe réalisent à eux deux 57 % des transactions de la Bourse de Montréal, constate Christian Harvey, dans sa biographie de Rodolphe Forget parue en octobre 2021.

Mais déjà, les Forget s’intéressent de près à l’administration des entreprises dans lesquelles ils investissent, directement ou au nom de leurs clients.

Électrisant

Dès 1890, Rodolphe avait commencé à acquérir des actions de la Royal Electric Company, créée six ans plus tôt, et qui détenait depuis 1889 l’important contrat d’éclairage des rues de Montréal. En 1899, les Forget et quelques associés contrôlent l’entreprise, dont Rodolphe occupe la présidence.

C’est pour lui l’occasion de déployer toute son énergie. Il a la lumineuse idée de fusionner la Royal Electric Company et la Montreal Gas Company, dirigée par Herbert Samuel Holt.

Rodolphe, soutenu par son oncle, réussit à concrétiser en 1901 la formation de la Montreal Light, Heat and Power Company, présidée par Holt et dont il devient deuxième vice-président. La création de Rodolphe Forget sera nationalisée en 1944 sous le nom Hydro-Québec.

Les écueils

En 1894, un groupe d’investisseurs dirigé par la maison Forget avait pris le contrôle de la Richelieu and Ontario Navigation Company, dont les vapeurs parcouraient principalement le Saint-Laurent.

Pour soutenir et prolonger les activités touristiques de l’entreprise, Rodolphe fait agrandir son hôtel Tadoussac et lance en 1899 la construction du Manoir Richelieu.

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Le Manoir Richelieu original à Pointe-au-Pic, au début des années 1900

Séduit par la beauté de la région, le financier fait construire en 1901 une somptueuse résidence d’été à Saint-Irénée (détruite, mais perpétuée de nos jours par l’académie de musique du Domaine Forget). C’est dans Charlevoix qu’il présente sa candidature pour le Parti conservateur, en 1904.

Lors de sa campagne — victorieuse —, il s’engage à construire un chemin de fer entre Québec et La Malbaie.

La Quebec and Saguenay Railway, qui doit être dotée d’un capital de 1 million de dollars, est constituée dans ce but en mai 1905.

Mais les obstacles géographiques sont considérables et l’entreprise peine à réunir les capitaux.

Après plusieurs refus, il obtient en 1911 du gouvernement fédéral l’autorisation de fonder une banque canadienne soutenue par les capitaux français, la Banque internationale du Canada, qui investit dans le projet.

Après des débuts fructueux, l’élan de la BIC est brisé en 1912 par une lutte de pouvoir entre les investisseurs canadiens et français, conjuguée à une campagne menée par ses adversaires politiques. Effrayés, les investisseurs français se retirent. À la fin de 1912, la BIC est avalée par la Home Bank of Canada.

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Rodolphe Forget contemple le fleuve devant sa résidence d’été de Saint-Irénée, nommée Gil'mont en l'honneur de son fils Gilles.

Une vie

Leurs visions divergeant de plus en plus, Rodolphe Forget a quitté en 1907 la firme de son oncle et a ouvert sa propre maison de courtage à Montréal, avec une succursale à Paris.

Au fil des ans, il joue un rôle fondamental dans la création ou la fusion de multiples entreprises, tout en menant une discrète carrière politique.

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La résidence d’été de Rodolphe Forget à Saint-Irénée, aujourd’hui détruite

Autant que financiers, Rodolphe a des emportements philanthropiques. Il s’est décidé à soutenir la reconstruction de l’hôpital Notre-Dame lors d’une visite des lieux. Christian Harvey estime que ses dons à l’hôpital ont totalisé 400 000 $ au cours de sa vie, soit plus de 6 millions en dollars d’aujourd’hui.

Cette vie s’est subitement terminée à 57 ans, le 19 février 1919. Il avait pris froid quelques semaines plus tôt lors d’une visite à Baie-Saint-Paul.

Sa fille, Thérèse Casgrain, a mené une remarquable carrière vouée à la justice sociale et a été l’instigatrice du suffrage des femmes aux élections provinciales. Ce dynamisme dans l’engagement, a-t-elle dit, lui avait été inspiré par son père, qu’elle admirait profondément et qui « eut une influence prépondérante » dans sa vie.

La ligne de chemin de fer de Charlevoix a été mise en service le 1er juillet 1919. Elle est toujours en fonction.

Pour en savoir plus Télé-Québec a présenté le 20 juin dernier un documentaire sur Rodolphe Forget, narré par Bernard Derome.