Annoncé officiellement en 2018, le projet d’Énergie Saguenay d’exporter du gaz naturel liquide vers l’Europe en passant par le Québec a suscité beaucoup de débats, avant d’être enterré. Le projet réapparaît aujourd’hui dans un contexte différent, celui de la guerre en Ukraine et d’une crise énergétique sans précédent sur le continent européen. A-t-il plus de chances de se réaliser ?

Encouragés par les prévisions de l’Agence internationale de l’énergie, qui anticipe une forte augmentation de la demande mondiale de gaz naturel, plusieurs projets d’exportation de gaz naturel liquéfié (GNL) ont vu le jour, pour acheminer la ressource des pays qui en ont en quantité vers ceux qui en ont besoin.

Énergie Saguenay a proposé de transporter le gaz naturel de l’Ouest canadien à travers un gazoduc de 780 kilomètres de la frontière de l’Ontario jusqu’à la ville de Saguenay, où le gaz serait liquéfié et transporté vers les marchés européens. Coût estimé du projet : 14 milliards, ce qui en ferait le plus important investissement privé de l’histoire du Québec.

Controversé dès son annonce, le projet Énergie Saguenay a fait l’objet d’un examen du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE). L’exercice a suscité une participation record et dans son rapport de mars 2021, le BAPE a émis trois réserves importantes sur la viabilité économique du projet.

Une demande incertaine

Le fait que les promoteurs du projet n’avaient pas conclu de contrat avec des acheteurs éventuels pour justifier un investissement aussi important a pesé dans la balance.

Dans le contexte actuel, alors que l’Europe cherche désespérément à s’affranchir du gaz russe, les contrats à long terme seraient probablement plus faciles à conclure. « On présume qu’il y en aurait », dit Claude Villeneuve, professeur et directeur de la Chaire en écoconseil de l’Université du Québec à Chicoutimi.

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Installations des pipelines Nord Stream, à Lubmin, en Allemagne, porte d’entrée du gaz russe

Il est toutefois impensable de régler le problème à court terme de l’Europe avec Énergie Saguenay qui, au mieux, « pourrait prendre 7, 8 ou 10 ans à se réaliser », estime le professeur.

À court terme, selon lui, les Européens ont intérêt à se tourner vers les autres projets de GNL plus avancés qu’Énergie Saguenay.

À moyen terme, l’Europe, et surtout l’Allemagne, aura trouvé une solution, croit de son côté Patrick Bonin, de Greenpeace Canada. « La réalité, c’est que l’Allemagne a des objectifs de carboneutralité et veut abandonner les énergies fossiles en 2045 », rappelle-t-il.

Ces engagements, en Allemagne ou ailleurs, sont complètement irréalistes, croit Gaëtan Lafrance, professeur émérite à l’Institut national de recherche scientifique et auteur du livre L’illusion carboneutre : quel temps fera-t-il vraiment après 2050 ?.

Selon lui, il est impensable que des économies comme celle de l’Allemagne puissent se passer de carbone pour alimenter l’industrie lourde.

L’autre élément de l’équation qui a changé, c’est le prix du gaz naturel, qui a été multiplié par 10 et qui rend la rentabilité des projets de GNL plus attrayante. « C’est vrai, dit Philippe Tanguy, spécialiste en énergie et professeur à Polytechnique Montréal. Mais est-ce que ça va durer ? »

Un frein à la transition énergétique

L’autre réserve émise par le BAPE est que la construction de nouvelles infrastructures gazières, qui devraient être rentabilisées sur une période d’au moins 20 ans, aurait pour effet de prolonger la consommation de combustibles fossiles en Europe et de retarder sa transition vers des sources d’énergie renouvelable.

Aujourd’hui, plusieurs spécialistes voient les choses autrement. Les gazoducs peuvent transporter d’autres sortes d’énergie, comme du gaz naturel renouvelable, et favoriser la transition énergétique.

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Le premier Justin Trudeau et le chancelier allemand Olaf Scholz, lors de son passage au Canda en fin août

Le chancelier allemand Olaf Scholz a même évoqué la possibilité que les infrastructures de liquéfaction et de regazéification soient utilisées un jour pour importer de l’hydrogène vert.

Claude Villeneuve n’y croit pas. « C’est une blague », dit-il au sujet de la possibilité d’importer massivement de l’hydrogène, compte tenu de l’énergie nécessaire pour en produire et des pertes énergétiques dans le processus.

Par contre, il croit que les gazoducs pourraient très bien transporter du gaz naturel renouvelable, qui serait mélangé progressivement au gaz naturel fossile le temps que la filière se développe.

Encore faudrait-il pouvoir produire du gaz naturel renouvelable en quantité suffisante, note Patrick Bonin, de Greenpeace, ce qui est pratiquement impensable.

Augmentation des émissions

Comparé à l’utilisation du charbon qui pourrait remplacer le gaz russe dans plusieurs pays d’Europe, le gaz naturel liquéfié importé du Canada a des avantages sur le plan environnemental. C’était moins évident lors de l’examen du BAPE qu’aujourd’hui.

Depuis, l’Union européenne a aussi accepté que le gaz naturel soit utilisé comme énergie de transition pour remplacer le charbon et faciliter l’atteinte de ses objectifs climatiques.

Énergie Saguenay s’était engagée à ce que ses installations de liquéfaction du gaz naturel à Saguenay soient carboneutres, grâce entre autres à l’utilisation de l’électricité du Québec, ce qui est possible selon une étude réalisée par la Chaire en écoconseil dirigée par Claude Villeneuve, et qui aurait donné un avantage par rapport aux autres projets de GNL.

PHOTO DANIEL REINHARDT, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Port d’Elbehafen en Allemagne. On y construira un terminal flottant pour décharger du gaz naturel liquéfié.

De même, le lobby des producteurs canadiens de gaz et de pétrole souligne que le Québec est plus près des marchés européens que tous les autres terminaux d’exportation de GNL en Amérique du Nord, ce qui est un avantage à la fois économique et environnemental1.

Comme l’Europe continuera de consommer du gaz naturel, ce serait préférable, tant pour la planète que pour la stabilité des approvisionnements, que ce gaz soit fourni par Énergie Saguenay plutôt que par le Qatar, observe Gaëtan Lafrance.

« Le problème avec Énergie Saguenay, c’est qu’ils ont choisi le Saguenay pour leur usine de liquéfaction, plutôt que la Côte-Nord », où le projet aurait été mieux accepté et où il y a aussi des clients industriels qui veulent du gaz naturel.

Il y a d’autres options

Si le conflit en Ukraine perdure, l’Allemagne pourrait être contrainte de continuer à brûler du charbon pour longtemps afin de ne pas asphyxier son économie, mais ça se fera au détriment de la planète, convient Philippe Tanguy, spécialiste en énergie et professeur à Polytechnique Montréal.

L’Allemagne a du charbon en quantité et pourrait ne pas respecter ses engagements en matière d’environnement, mais ça n’arrivera pas, selon lui. « Compte tenu de la présence des écologistes au gouvernement, c’est difficile à imaginer », souligne-t-il.

« La crise va accélérer la transformation de l’Allemagne », croit plutôt le professeur. Les Allemands ont la technologie, les ressources et l’argent nécessaires pour éliminer leur dépendance au gaz russe et continuer de prospérer, précise-t-il.

Mais même avec toute l’énergie renouvelable possible (solaire et éolien), le pays aura besoin d’une source d’énergie ferme, ce qui milite en faveur de projets d’exportation de GNL comme celui d’Énergie Saguenay.

« C’est un argument, convient Philippe Tanguy, mais le Qatar et les autres fournisseurs éventuels comme les Émirats et l’Arabie saoudite sont de plus en plus soucieux de l’environnement pour satisfaire ces besoins. » L’Europe a d’autres options, estime-t-il.

Selon lui, les conditions économiques sont plus favorables qu’elles ne l’ont jamais été pour Énergie Saguenay, « mais le projet a été rejeté parce que les gens n’en voulaient pas et ça, je ne pense pas que ça ait changé ».

1. Lisez l’étude de la Chaire en écoconseil de l’UQAC Lisez l’étude sur la compétitivité du GNL canadien (en anglais)