La pandémie a poussé bon nombre de personnes vers le jeu en ligne. Des syndics observent maintenant cette triste réalité : des joueurs se retrouvent en difficulté financière et doivent faire une proposition à leurs créanciers, voire déclarer faillite.

On ne peut pas conclure que le jeu a mené ces gens à la faillite, mais les syndics qui consultent les dépenses de leurs clients notent plus régulièrement des frais liés au jeu.

« On le voit dans les relevés bancaires lorsque l’on fait l’évaluation financière complète. On voit beaucoup de jeu en ligne. Gigadat, Loto-Québec… », relate Sophie Desautels, syndique autorisée en insolvabilité chez Raymond Chabot, filiale de Raymond Chabot Grant Thornton.

« On voit beaucoup de gens dans nos bureaux, tous âges confondus, qui sont plus enclins à aller vers le jeu », poursuit-elle, précisant que les jeunes pris avec des dettes de jeu sont plus nombreux qu’auparavant.

Selon Sophie Desautels, la facilité du jeu en ligne, avec la multiplication des petites dépenses de quelques dollars, favorise la perte de contrôle.

« Le jeu n’est pas interdit, poursuit-elle, mais il faut prendre conscience qu’avec un budget restreint et des obligations chaque mois, si on veut jouer à la loterie, on est mieux de s’allouer une petite portion du budget pour ça. »

Le hic, c’est que le jeu n’est pas une dépense comme une autre pour certaines personnes qui perdent le contrôle.

Jean-François Biron, spécialiste du jeu à la Direction régionale de santé publique de Montréal, explique que la rationalité se modifie lorsqu’il est question du jeu.

On peut avoir les meilleures intentions du monde lorsque l’on fait son budget avec son fichier Excel, mais oublier tout ça dans l’euphorie du moment, qu’on soit au casino ou à la maison dans un environnement virtuel.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-François Biron, spécialiste du jeu à la Direction régionale de santé publique de Montréal

Avec le jeu, on vous amène dans un rationnel de rêve, explique ce spécialiste. Un rationnel qui est différent. […] Le fait de se contrôler est un peu contradictoire avec le rationnel de la fête et du laisser-aller.

Jean-François Biron, spécialiste du jeu à la Direction régionale de santé publique de Montréal

Jean-François Biron vient de livrer l’étude La nouvelle normalité des jeux de hasard et d’argent en ligne à Montréal. On y apprend que 65 000 Montréalais se sont initiés au jeu durant la première année de la pandémie et que 27 % de ces joueurs estiment passer trop de temps ou dépenser trop d’argent dans les jeux de hasard.

Une nouvelle clientèle

Pierre Fortin, président de Jean Fortin, réorganisation financière, confirme que le jeu en ligne a modifié la donne. D’abord, il a initié des gens qui ne seraient pas allés jouer au casino ou qui n’auraient pas été tentés par les machines à sous au fond d’un bar.

« C’est du trouble, sortir pour aller au casino ou dans les bars, dit-il. Et tu es vu. Le côté anonyme du jeu en ligne est ce qui est le plus grave, selon moi. » En étant isolés, dit-il, les joueurs en ligne échappent à la plupart des avis de santé publique qui pourraient mettre un frein à une séquence destructrice.

Ce sont des gens qui autrement n’auraient jamais été tentés par ça. Ils se font prendre et mettent la main dans l’engrenage.

Pierre Fortin, président de Jean Fortin, réorganisation financière

Selon Jean-François Biron, parmi les gens qui vont avoir des problèmes financiers liés au jeu, une grande partie n’a pas de problème de dépendance. Ils vont perdre le contrôle occasionnellement. Ces pertes de contrôle peuvent néanmoins coûter très cher.

Pour cela, précise-t-il, les professionnels de la santé publique souhaiteraient que Québec impose des limites aux pertes possibles, comme c’est le cas dans d’autres marchés. « Les joueurs peuvent perdre jusqu’à 10 000 $ dans une semaine, dit Jean-François Biron. Dans une journée même, sur le site de Loto-Québec. Et sur les autres sites, il n’y a pas de limite. »

Selon une étude de Statistique Canada publiée en 2022, les gens vivant dans un ménage à plus faible revenu jouent moins, mais ont davantage de possibilités de développer des problèmes liés au jeu s’ils s’y adonnent.

La honte

Le jeu et la faillite sont tous deux frappés de stigmatisation, ce qui rend la combinaison particulièrement douloureuse.

« Les gens viennent dans mon bureau et me disent que personne n’est au courant », confie la syndique Sophie Desautels, qui estime que les joueurs attendent trop avant d’aller chercher de l’aide pour trouver des solutions à leurs problèmes de dettes.

La perte de contrôle dans le jeu vient avec une image très négative. Si, en plus, cela mène à la faillite, la honte est doublée, confirme Sylvia Kairouz, titulaire de la Chaire de recherche sur l’étude du jeu de l’Université Concordia.

« Déjà, on a une relation spéciale à l’argent, dit-elle. Un héritage de notre culture judéo-chrétienne. L’idée dans notre société est qu’on doit travailler fort pour gagner notre argent. Le jeu, c’est littéralement le contraire. C’est gagner de l’argent qui n’est pas mérité. »

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Sylvia Kairouz, titulaire de la Chaire de recherche sur l’étude du jeu de l’Université Concordia

Tu deviens un paria dans la société. C’est un vice, jouer. Mais aussi, il y a cette attribution à la personne qui n’est pas capable de s’arrêter. C’est sa faute.

Sylvia Kairouz, titulaire de la Chaire de recherche sur l’étude du jeu de l’Université Concordia

D’ailleurs, peu de gens se présentent devant le syndic en avouant que c’est le jeu qui les y mène, explique Pierre Fortin.

Or, le jeu en ligne laisse des traces. Contrairement à la machine à sous ou même au casino, où les joueurs utilisent de l’argent comptant, dans le cas du jeu en ligne, les professionnels voient les dépenses de leurs clients qui font faillite.

Même dans ce cas-là, précise Pierre Fortin, il y a beaucoup de déni. « On nous dit que c’était juste pour le fun, dit-il. Que ça n’est pas un problème ! »

Les conseillers se retrouvent parfois à diriger leurs clients vers des ressources qui pourraient les aider, s’ils le souhaitent.

Sylvia Kairouz précise que le jeu est un problème souvent anonyme, contrairement à d’autres dépendances dont les effets sont évidents et reconnus par les proches.

« Les joueurs peuvent littéralement hypothéquer la maison, vider les comptes sans qu’ils s’en rendent compte. Cet aspect insidieux du jeu fait que les problèmes s’installent, s’aggravent, et quand c’est dévoilé à la lumière du jour, c’est comme une explosion. »

Vouloir se refaire

Des clients confient à leur syndic, dans la quiétude de son bureau, avoir continué de jouer parce qu’ils croyaient que la chance allait tourner.

Le spécialiste de santé publique Jean-François Biron explique que c’est un comportement tout à fait commun.

Les jeux les plus pernicieux sont ceux qui ont un taux de retour élevé. Le jeu est programmé pour que vous perdiez sans vous en rendre compte, vous perdez à petit feu.

Jean-François Biron, spécialiste du jeu à la Direction régionale de santé publique de Montréal

Et cela mène à un gain de 50 $ qui aura coûté 500 $, dit-il.

« Vous pouvez gagner sur une courte période, mais plus vous jouez, plus les statistiques sont contre vous. Les joueurs sont pris dans leurs biais cognitifs, car ils ont peut-être déjà dépassé ce qu’ils avaient prévu, mais ils se rappellent qu’à un moment donné, ils ont gagné, alors ils se disent qu’ils vont gagner juste pour arriver. Et à ce moment-là, ils vont arrêter. »

Mais ce moment-là n’arrive pas.

Consultez l’étude La nouvelle normalité des jeux de hasard et d’argent en ligne à Montréal
En savoir plus
  • 17 %
    Un Montréalais sur six qui joue en ligne le fait tous les jours.
    Source : Direction régionale de santé publique de Montréal
  • 100 $
    Une personne sur six (17 %) qui joue avec les machines à sous virtuelles mise au moins 100 $ par séance.
    Source : ENQUÊTE ENJEU, PORTRAIT DES JEUX DE HASARD ET D’ARGENT EN LIGNE AU QUÉBEC