Un procès pénible pour la Caisse de dépôt et placement du Québec vient de commencer à Montréal. L’ancien patron de la filiale de prêts immobiliers Otéra Capital témoigne contre le bas de laine des Québécois, qu’il poursuit pour 6,9 millions. Il dit avoir été « jeté sous l’autobus » après des reportages d’enquête sur ses conflits d’intérêts.

Au premier jour de son procès contre la Caisse pour « congédiement injustifié », Alfonso Graceffa a décrit en cour les appels incessants de son patron, le PDG de la filiale immobilière Ivanhoé Cambridge, Daniel Fournier, le 7 février 2019. « Il répétait : “Tu dois faire quelque chose… Peut-être que tu devrais te retirer”. »

En février 2019, des reportages du Journal de Montréal révélaient notamment qu’une filiale d’Otéra, la Société financière MCAP, avait accordé pour plus de 9 millions de dollars en prêts à des sociétés immobilières personnelles du PDG. Otéra avait aussi prêté 44 millions à la société d’un partenaire d’affaires de Graceffa, Thomas Marcantonio.

« Ils m’ont dit : “Si tu ne t’en vas pas, nous allons te suspendre”, a raconté Graceffa en cour. Il y avait de la pression d’en haut, il y avait beaucoup de chaleur des médias… »

Deux jours après les premières révélations dans les médias, la Caisse annonçait finalement que Graceffa avait « offert de se retirer de toutes ses fonctions dans les filiales immobilières de la Caisse » pendant l’enquête indépendante, confiée à l’avocat Stéphane Eljarrat, chez Osler.

Graceffa raconte comment il s’est fait cuisiner dans les bureaux du cabinet, en compagnie d’un autre avocat chez Osler, Frédéric Plamondon, le 25 mars 2019.

« C’était une rencontre étrange, dit-il. Ils m’ont posé des questions sur le crime organisé… Je ne sais pas, peut-être parce que je suis italien… Ils m’ont montré des photos et des documents sur la mafia… »

PHOTO FOURNIE PAR ALFONSO GRACEFFA

L’ex-chef de la direction d’Otéra Capital Alfonso Graceffa

Puis en mai 2019, le PDG de la Caisse, Michael Sabia, conviait les médias à une conférence de presse. Il a présenté un « sommaire » des conclusions de son enquête indépendante, mentionnant qu’elle avait coûté 5 millions. Sans nommer quiconque, la Caisse déplorait alors des « manquements sérieux et inacceptables » chez Otéra et annonçait que quatre personnes avaient quitté l’organisation.

La Caisse déplorait notamment des transactions « effectuées par le biais d’une personne qui a, ou a eu, des liens directs et/ou indirects avec des acteurs connus du milieu du crime organisé ». Elle mentionnait aussi qu’un individu au passé criminel était venu remettre 15 000 $ en argent comptant à un des dirigeants concernés dans ses bureaux.

La Caisse a ensuite publié un autre communiqué expliquant que trois personnes, dont Graceffa, n’avaient « plus de lien d’emploi avec la société ». Bref, l’ex-PDG ne reviendrait pas prendre ses fonctions.

Certains intérêts révélés… d’autres pas

En juin 2019, Graceffa déposait sa poursuite pour « congédiement injustifié ». Dans sa requête, il assure avoir déclaré la majorité de ses intérêts dans des immeubles commerciaux. Il reconnaît toutefois qu’il est bien celui qui a reçu 15 000 $ en argent comptant dans les bureaux d’Otéra. Il admet aussi avoir « oublié » de déclarer son intérêt dans Construction Sainte-Gabrielle, une entreprise détenue à l’origine par son frère.

Dans son témoignage, Graceffa a insisté sur les multiples évaluations positives que la Caisse avait formulées en sa faveur, avant l’hiver fatidique de 2019.

De son côté, l’avocat de la Caisse, Mason Poplaw, assure que les gestes découverts lors de l’enquête interne sont sérieux, « même pris isolément ». « Ces reproches graves vont au cœur de ses fonctions, la plus haute fonction dans cette organisation-là », plaide-t-il.

Dès janvier 2020, la Caisse déposait sa défense contre son ancien homme de confiance. Elle décrit Graceffa comme un dirigeant « à la boussole éthique déréglée ».

Sa preuve et la transcription d’interrogatoires serrés permettent d’apprendre que Graceffa faisait lui-même dans le prêt immobilier privé, tout en dirigeant Otéra. Pendant qu’il était en fonction, il en a même accordé pour un total de 11 millions, à travers son partenaire courtier Thomas Marcantonio.

« Situation de tolérance »

Trois ans après le dépôt de la défense de la Caisse et ces interrogatoires hors cour, l’avocate de Graceffa, Marie-France Tozzi, entend « montrer qu’il y avait une situation de tolérance chez Otéra en ce qui a trait aux conflits d’intérêts ».

En cour, elle mentionne de nouveaux articles du Journal de Montréal publiés en 2022. Ils faisaient état d’autres conflits d’intérêts du premier vice-président et chef des investissements d’Otéra Paul Chin, toujours à l’emploi.

« Paul n’est pas n’importe qui, a témoigné Graceffa. C’est le chef des investissements ! »

Dans ses objections, l’avocat de la Caisse a rejeté toute comparaison entre les deux cas parce que Paul Chin n’était pas aussi haut placé dans la hiérarchie.

Le rapport complet sur l’enquête interne de 2019 n’a jamais été publié. La Caisse n’a remis aux journalistes qu’un sommaire de cinq pages, lors de la conférence de presse.

L’histoire jusqu’ici

6 au 8 février 2019

Une série d’articles du Journal de Montréal révèle des manquements éthiques et des liens mafieux chez Otéra Capital. Ils se penchent notamment sur des prêts de plus de 9 millions à des entreprises immobilières détenues en partie par Graceffa.

8 février 2019

La Caisse de dépôt et placement du Québec, qui détient Otéra, annonce que Graceffa se retire de ses fonctions de PDG de la filiale.

20 juin 2019

Graceffa dépose une poursuite contre la Caisse de dépôt et placement du Québec pour « congédiement injustifié ». Il réclame 6,9 millions.