Woodward est une entreprise aérospatiale vieille de 153 ans. Jusque dans les années 1990, le code vestimentaire masculin obligeait le port du nœud papillon.

Paul Benson, le directeur des ressources humaines, savait que la création d’un programme de diversité, équité et inclusion (DEI) serait un gros changement. « Regardez notre organigramme : à la direction, nous sommes tous des hommes mûrs, blancs comme neige », a-t-il déclaré. Mais les employés souhaitaient un environnement plus inclusif.

« Les gens veulent se sentir à leur place, a poursuivi M. Benson. Ils veulent venir travailler sans ressentir qu’ils doivent s’effacer à la porte. »

L’été dernier, M. Benson s’est mis à la recherche d’un consultant en diversité. Il espérait trouver un ancien cadre qui aurait « vu la lumière ».

Au lieu de cela, Google l’a mené à une comédienne et ancienne personnalité des médias, Karith Foster, qui est noire. Elle est PDG d’Inversity Solutions, un cabinet-conseil qui repense les programmes de diversité traditionnels.

Mme Foster dit que les entreprises doivent gérer le racisme, le sexisme, l’homophobie et l’antisémitisme au bureau. Mais accorder trop d’importance aux groupes identitaires et réduire les gens à un rôle de « victime ou de méchant » aliène tout le monde, même les employés de couleur, dit-elle. Son approche permet à chacun « de faire des erreurs, de dire parfois ce qu’il ne faut pas et de pouvoir se corriger ».

M. Benson a été convaincu. Il a engagé Mme Foster, qui a prononcé le discours inaugural du sommet de la direction de Woodward en octobre.

Elle a demandé aux participants de fermer les yeux et de lever la main en réponse à une série de questions provocantes : ont-ils déjà verrouillé leur voiture au passage d’un homme noir ? Ont-ils déjà pensé : « Oui, les juifs ont vraiment le tour avec l’argent » ? Ont-ils déjà mis en doute l’intelligence d’une personne ayant un fort accent du Sud ?

Les gens ont levé la main timidement, voire avec crainte. À la fin, presque toutes les mains – même celle de Foster – étaient levées.

« Félicitations, vous êtes des êtres humains certifiés, a-t-elle lancé. L’idée n’est pas d’avoir raison ou tort, mais d’être alertes lorsque nos préjugés entrent en jeu. »

M. Benson était soulagé. « Au début, mon voisin de table avait les bras croisés, se souvient-il. Son langage corporel disait que ce gars-là n’embarquait pas. À mi-parcours, il riait et applaudissait. »

Selon lui, Mme Foster a aidé les gens « à être à l’aise avec leur vécu, à se dire qu’ils n’ont peut-être pas milité dans le passé, mais à être ouverts à la façon dont ils peuvent contribuer désormais ».

Bref, elle les a aidés à sentir qu’ils avaient leur place dans la conversation.

L’appartenance, concept à la mode

Depuis peu, aux États-Unis, « l’appartenance » est le dernier concept à la mode dans le monde en évolution des programmes de diversité, d’équité et d’inclusion des entreprises.

L’intérêt pour la création de lieux de travail plus inclusifs a explosé après le meurtre de George Floyd en 2020. De nombreuses entreprises ont investi de l’énergie dans la lutte contre le racisme systémique et les déséquilibres de pouvoir – des éléments qui expliqueraient pourquoi les conseils d’administration sont composés de Blancs et que les employés de couleur se sont sentis exclus de la vie professionnelle.

Aujourd’hui, près de trois ans après ce moment, certaines entreprises se sont engagées dans la lutte contre le racisme systémique et les déséquilibres de pouvoir.

Certaines entreprises américaines modifient leur approche de la DEI, allant même jusqu’à renommer leurs départements pour y inclure le terme « appartenance ». C’est l’ère de la DEI-A.

Certains s’inquiètent qu’on veuille mettre les Blancs à l’aise plutôt que de s’attaquer à l’inégalité systémique ; ou que cela permette simplement aux entreprises de donner la priorité à la bonne entente plutôt qu’aux changements nécessaires.

« L’appartenance est un moyen d’aider les personnes qui ne sont pas marginalisées à sentir qu’elles font partie de la conversation », a expliqué Stephanie Creary, professeure adjointe de gestion à la Wharton School, qui étudie les stratégies d’entreprise en matière de diversité et d’inclusion.

Elle croit qu’une focalisation abstraite sur l’appartenance permet aux entreprises d’éviter les conversations difficiles sur le pouvoir – et la résistance que ces conversations génèrent souvent. « Le problème est que nous sommes en train de créer de nouveaux termes comme l’appartenance pour gérer cette résistance », a indiqué Mme Creary.

Mme Foster soutient qu’en pratique, il n’y aura pas d’équité si les personnes au pouvoir – « l’homme blanc hétérosexuel » – se sentent exclues de la conversation. Les personnes que les praticiens traditionnels de la DEI « souhaitent le plus inscrire sont celles qu’ils isolent et qu’ils ostracisent vraiment », a-t-elle affirmé.

D’où viennent les valeurs ?

L’obsession de l’appartenance est le résultat d’une norme d’entreprise aujourd’hui largement répandue : soyez vous-mêmes au travail. Si vous avez la possibilité de travailler où vous voulez et la liberté de discuter des questions sociales et politiques qui vous tiennent à cœur, vous aurez le sentiment d’appartenir à votre entreprise.

L’idée d’être soi-même au travail est apparue avant la pandémie, mais elle est devenue une sorte de mandat au plus fort de la crise, alors que les entreprises tentaient d’endiguer une vague de démissions. Elles répondaient également à la crainte que de nombreuses personnes se sentent exclues sur le lieu de travail. Selon un rapport publié en 2022 par le groupe de réflexion Coqual, près de la moitié des professionnels noirs et asiatiques titulaires d’un baccalauréat ou d’un diplôme supérieur ne ressentent pas de sentiment d’appartenance au travail.

L’année dernière, la Society for Human Resource Management a mené sa première enquête sur le sentiment d’appartenance à l’entreprise : 76 % des personnes interrogées ont déclaré que leur organisation accordait la priorité au sentiment d’appartenance dans le cadre de sa stratégie de DEI, et 64 % ont indiqué qu’elles prévoyaient investir davantage dans des initiatives d’appartenance cette année. Les personnes interrogées ont déclaré que les communautés fondées sur l’identité, telles que les groupes de ressources pour les employés, contribuaient à favoriser l’appartenance, alors que la formation obligatoire à la diversité n’y contribuait pas.

Jonathan Haidt, psychologue social et professeur à la Stern School of Business de l’Université de New York, aimerait que nous n’ayons pas cette conversation sur l’identité et l’appartenance. « À une époque où la polarisation politique s’accentue, l’identité de nombreuses personnes ne correspond pas à celle de leurs collègues », a déclaré M. Haidt, qui se décrit comme centriste.

J’ai entendu de nombreux gestionnaires dire qu’ils n’en pouvaient plus. Ils n’en peuvent plus de ce conflit permanent autour de l’identité des gens.

Jonathan Haidt, psychologue social et professeur à la Stern School of Business de l’Université de New York

En 2017, avec une collègue, Caroline Mehl, il a lancé le Constructive Dialogue Institute (CDI), dont le principal produit est une plateforme éducative appelée Perspectives. Cet outil utilise des modules et des ateliers en ligne pour aider les utilisateurs à explorer l’origine de leurs valeurs et les raisons pour lesquelles des personnes d’horizons différents peuvent avoir des valeurs opposées.

En 2019, le CDI a commencé à attribuer des licences d’utilisation de Perspectives aux entreprises. Les frais annuels sont de 50 $ à 150 $ par employé. Les entreprises peuvent également réserver un menu d’options de formation en direct pour 3500 $ à 15 000 $ pour une journée complète.

Allegis Global Solutions, une entreprise de solutions de main-d’œuvre comptant 3500 employés, a été l’une des premières à adopter Perspectives.

La plateforme a déjà aidé l’entreprise à naviguer dans des situations politiques complexes. En juin dernier, Shakara Worrell, coordinatrice des ressources humaines âgée de 26 ans, était en réunion lorsqu’elle a appris que la Cour suprême avait annulé l’arrêt Roe c. Wade. « Toute la réunion s’est arrêtée, raconte Shakara Worrell. C’est alors que j’ai constaté que je n’étais pas la seule à avoir eu le cœur brisé. »

Mme Worrell, qui est métisse, explique qu’elle s’est jointe à Allegis en partie parce que l’entreprise accordait la priorité au sentiment d’appartenance. Elle se souvient d’avoir lu des informations sur les brutalités policières dans son emploi précédent et d’avoir eu l’impression de devoir étouffer ses sentiments.

« Je me souviens d’être restée assise dans mon bureau et de ne pas avoir pu exprimer mon opinion », a déclaré Mme Worrell. Elle se souvient d’avoir pensé : « Je ne suis pas vraiment à ma place. »

Ce n’est pas le cas à Allegis. Mme Worrell y est l’une des responsables d’Elevate, le groupe de ressources des employés de l’entreprise pour l’autonomisation des femmes. Après la décision de la Cour suprême, ses collègues et elle ont décidé d’organiser une série d’évènements pour aider les employés à digérer la décision. Lorsqu’ils ont informé les équipes des ressources humaines et de la DEI, ils ont été orientés vers Perspectives.

« Peu importe qu’ils soient pour ou contre, nous voulions que nos employés se sentent bien et qu’ils soient bien », a déclaré Mme Worrell.

Et c’est le cas ? Selon Allegis, environ 200 personnes ont assisté à la première réunion, qui s’est tenue virtuellement. Après la réunion, Mme Worrell a pris contact avec le seul participant qui s’était prononcé en faveur de la décision du tribunal.

Mme Worrell se souvient que ce collègue avait dit : « Même si j’étais la seule personne à aller à contre-courant, j’ai senti que je devais partager mon point de vue. »

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