Des sites comme Marketplace facilitent la revente de batteries, de mèches ou autres perceuses volées dans les magasins, affirment une majorité de propriétaires de quincaillerie. Face à ce fléau, ils demandent aux gouvernements d’intervenir pour encadrer ces plateformes et limiter le recel.

« Si c’est bon pour Airbnb, pourquoi on ne pourrait pas encadrer aussi les pratiques sur Marketplace ? », demande le président de l’Association québécoise de la quincaillerie et des matériaux de construction (AQMAT), Richard Darveau.

Selon un sondage publié plus tôt ce printemps par l’AQMAT, 89 % des quincailliers estiment que les plateformes de revente – où les gens qui affichent des biens peuvent préserver un certain anonymat – « facilitent » l’écoulement de marchandise volée. L’Association a donc décidé d’entamer des démarches auprès de l’Office de la protection du consommateur (OPC). Elle a également demandé une rencontre avec les représentants des ministères de la Sécurité publique tant à Québec qu’à Ottawa. Des discussions pourraient avoir lieu bientôt.

« Il faudrait qu’il y ait un système obligeant les utilisateurs qui affichent de la marchandise neuve à publier une photo de la facture d’origine », affirme M. Darveau, ajoutant dans la foulée qu’il s’agirait là d’une preuve que l’outil n’a pas été volé. « Les sites pourraient aussi inscrire une mention disant : “Attention, acheter de la marchandise volée, c’est illégal” », propose-t-il.

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Des perceuses sur Marketplace et Kijiji sont souvent vendues à un prix inférieur à celui affiché en magasin.

Offre abondante

Chose certaine, La Presse a pu constater en magasinant des batteries et des perceuses sur Marketplace et Kijiji que les annonces affichant des outils neufs étaient légion et les articles, souvent vendus à un prix inférieur à celui affiché en magasin. Dans plusieurs cas, nos demandes formulées aux vendeurs pour voir la facture d’origine sont restées lettre morte. L’un d’eux, visiblement piqué au vif, nous a même suggéré d’aller faire nos courses dans un magasin. À noter toutefois que tous les articles neufs mis en vente sur ces sites n’ont pas nécessairement été volés, d’où l’importante de faire les vérifications nécessaires.

Sur ces mêmes plateformes, Nathalie Savard, copropriétaire de la quincaillerie QTL Phy Liquide à Métabetchouan–Lac-à-la-Croix au Lac-Saint-Jean, a reconnu l’automne dernier beaucoup d’outils qui lui appartenaient. Ce n’est pas elle qui les a affichés... mais la personne qui les lui a volés. Ses batteries étaient vendues sur le site à 150 $, alors qu’elles coûtent 250 $ dans sa quincaillerie.

« Je voyais passer mon stock et ce n’était pas juste le mien, mais probablement celui d’autres quincailleries au Lac, raconte-t-elle au bout du fil. Tout était vendu neuf, sans boîte. » Les emballages vides, son conjoint et elle les ont retrouvés peu de temps après le vol dans les allées du magasin.

« Ce n’étaient pas de petits outils. Il y avait une scie à main, des piles, des souffleries, une perceuse. » On lui a volé pour quelque 5000 $ de marchandise.

Après avoir clairement établi le modus operandi du malfaiteur, qui a commis plusieurs larcins dans le magasin, Mme Savard et son équipe ont réussi à le pincer. Ils ont même fait l’objet d’un reportage à l’émission J.E., diffusée sur les ondes de TVA.

Mais voilà que depuis quelques semaines, à la lumière de ce qu’elle a observé en ligne, la propriétaire d’entreprise est certaine que le réseau dont faisait partie « son voleur » a repris ses activités.

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Les marchands et les spécialistes des systèmes de sécurité interrogés affirment tous que le vol à l’étalage atteint des sommets inégalés depuis la pandémie.

C’est sûr qu’il faut qu’il y ait un encadrement. Il faut conscientiser les gens. C’est du recel. Il faut dire aux gens qu’ils sont aussi coupables que celui qui vole.

Nathalie Savard, copropriétaire de la quincaillerie QTL Phy Liquide à Métabetchouan–Lac-à-la-Croix

Afin de se protéger, elle a dû investir près de 15 000 $ pour se munir d’un système de sécurité.

« Je ne suis pas Rio Tinto, illustre-t-elle en faisant allusion à l’aluminerie qui compte notamment des installations dans sa région. Quand il faut que j’investisse ou quand je perds de l’argent, c’est moi qui me mets la tête sur le billot, c’est moi qui paie. Des subventions, je n’en ai pas gros. »

À Montréal, au magasin Rona Major & Major, un système antivol a également été installé à la suite de nombreux vols à l’étalage, confirme la directrice adjointe, Pascale Prud’homme. On a aussi reconfiguré l’espace où sont installées les caisses pour avoir un œil sur les clients qui quittent le commerce. Des gens qui sortent avec des sacs à poubelle remplis de marchandise, ou encore qui vont aux toilettes pour cacher ce qu’ils ont dérobé avec l’intention de venir récupérer leur butin plus tard : Mme Prud’homme a tout vu.

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Pascale Prud’homme, directrice adjointe du Rona Major & Major, à Montréal

Bien qu’elle n’ait pas mené d’enquête pour savoir où se rendaient ensuite ses outils, Pascale Prud’homme a sa petite idée : « C’est sur Marketplace que ça semble se passer », affirme-t-elle sans détour.

Comble de malheur, la semaine dernière, quelques minutes après le passage de La Presse en magasin, Mme Prud’homme a été victime de deux autres vols.

Vol à l’étalage en croissance

Mme Prud’homme se demande par ailleurs si les consommateurs qui magasinent sur les plateformes de revente sont conscients de ce phénomène. « Tu ne le réalises pas tant que ça ne t’arrive pas. Moi, ça m’a sensibilisée. Je n’achèterais pas d’outils sur Marketplace. »

Et pour le moment, le phénomène ne risque pas de se résorber puisque les marchands et les spécialistes des systèmes de sécurité interrogés affirment tous que le vol à l’étalage atteint des sommets inégalés depuis la pandémie. Selon des chiffres fournis par l’AQMAT, près de 68 % des propriétaires de quincaillerie constatent une forte ou une légère augmentation des vols.

Ça fait 35 ans que je suis dans le domaine et je n’ai jamais vu du vol à l’étalage de cette ampleur-là. On reçoit des appels, les gens sont complètement découragés. Ça fait environ deux ans que c’est comme ça.

Dany Bédard, président d’APTQ inc., une entreprise spécialisée dans la prévention du vol à l’étalage dans les commerces

La hausse du prix des produits, la réduction du nombre d’employés en raison de la pénurie de main-d’œuvre et la multiplication des caisses libre-service seraient en partie responsables de l’augmentation des larcins, selon M. Bédard.

« En 35 ans, je n’ai jamais vu ça », ajoute pour sa part Nathalie Savard. Elle raconte qu’auparavant, seuls disparaissaient des tubes de colle forte et des embouts. Elle était loin de se douter qu’elle se ferait un jour subtiliser des scies à main et des batteries.