Quelques entreprises seulement valent plus de mille milliards de dollars en Bourse, notamment Apple, Microsoft, Amazon et Alphabet. Poussé par la montée de l’intelligence artificielle, le fabricant de puces électroniques Nvidia s’est ajouté au groupe ce printemps. Malgré leur taille, les investisseurs accordent de généreux multiples d’évaluation à ces entreprises. Comment justifier l’achat d’actions à ces valorisations ?

« La question de l’évaluation d’un titre est assez subjective », lance le chef des placements de la firme Cote 100, Philippe Le Blanc.

Des titres technologiques de très grande capitalisation font l’objet d’un « certain engouement » de la part des investisseurs et les évaluations le reflètent, ajoute-t-il.

Cet expert croit qu’il faut s’attendre à une performance boursière relative moins élevée de la part de méga-entreprises comme Apple, Microsoft ou Alphabet.

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Les lunettes de réalité virtuelle Vision Pro d’Apple ont été présentées au public le 5 juin dernier.

Peut-on acheter, par exemple, des actions d’Apple et espérer un rendement annuel composé de 15 % pendant 10 ans en sachant que la capitalisation boursière de l’entreprise atteint déjà 2800 milliards ? se demande-t-il. Cela se traduirait par une valeur boursière de 11 400 milliards, sans tenir compte de rachats d’actions futurs probables.

« Est-ce qu’Apple est cher à près de 30 fois les profits prévus ? À mon avis, oui, mais c’est en grande partie justifié par la performance financière et la domination de son modèle d’affaires », explique-t-il.

Mais compte tenu de la taille d’Apple, Philippe Le Blanc ajoute qu’il est difficile de croire que le titre offrira des rendements très attrayants dans les années à venir. « Le temps nous le dira », dit-il sagement.

Le gestionnaire de portefeuille Bill Mitchell, de la firme montréalaise Gestion Palos, rappelle de son côté que les investisseurs ont toujours été disposés à payer des multiples élevés pour de la croissance.

« Particulièrement dans le secteur des technologies », précise-t-il.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Bill Mitchell, de la firme montréalaise Gestion Palos

« Si vous comparez les ratios d’évaluation de Nvidia à ceux d’entreprises comme AMD et ServiceNow, il est possible d’argumenter pour dire que Nvidia est encore bon marché. »

Des ratios d’évaluation élevés indiquent des attentes de croissance élevée ou plus élevée. « BCE ou Couche-Tard, par exemple, n’auront pas des ratios cours-bénéfice élevés parce que les choses sont plutôt stables dans leurs secteurs d’activité », dit Bill Mitchell.

Le cas Nvidia

Bill Mitchell ajoute que si les ventes et profits de Nvidia explosent – et c’est ce que le marché semble anticiper –, les ratios s’ajusteront.

Au cours boursier actuel, Nvidia se négocie à plus de 200 fois ses bénéfices des 12 derniers mois et à près de 50 fois ceux des 12 prochains. Que peut-il arriver ?

L’exemple de Nvidia

Profit de la dernière année : 4,4 milliards
Nombre d’actions en circulation : 2,5 milliards
Profit par action (4,4/2,5) : 1,76 $
Prix de l’action : 380 $
Multiple des profits (380 $/1,76 $) : 215x

La capitalisation boursière de Nvidia reflète la valeur des profits des 215 prochaines années s’ils devaient rester à leur niveau actuel. En pratique toutefois, les investisseurs parient que ces profits vont connaître une forte croissance, ce qui réduira ce multiple. La « norme » historique de l’indice S&P 500 se rapproche davantage de 15 à 20 fois. La question est de savoir si cela va se produire et s’il est raisonnable de croire que la croissance anticipée sera soutenable, et pendant combien d’années. Si le taux de croissance devait s’avérer très élevé, comme anticipé, le titre risque de bien faire en Bourse.

« De deux choses l’une, dit Bill Mitchell. Soit les bénéfices augmentent de façon significative pour faire baisser le ratio, soit le prix de l’action chute pour faire baisser le ratio. »

L’évaluation de Nvidia est un peu folle. Elle est extrême. De toute évidence, les investisseurs estiment que le multiple est justifié parce que Nvidia a les meilleures puces, parce que la demande est hors norme, et parce que ses clients sont des entreprises solides comme Microsoft, Google, Meta et non pas des clients appelés à disparaître.

Bill Mitchell, de la firme montréalaise Gestion Palos

Pour la suite, les investisseurs peuvent selon lui s’attendre à une « explosion » de l’offre de fonds négociés en Bourse spécialisés en intelligence artificielle parce que ce secteur est en vogue.

« Et je peux presque garantir que le plus important titre de chacun de ces fonds négociés en Bourse sera Nvidia. Lorsque les gens achèteront des parts de ces fonds négociés en Bourse, les gestionnaires des fonds devront acheter des actions de Nvidia, ce qui soutiendra l’action de façon naturelle. »

Il s’attend aussi à ce que Nvidia ait le pouvoir de fixer les prix pour ses puces en raison de la demande. « Si vous avez un produit que les gens veulent, les gens seront prêts à payer. »

PHOTO DADO RUVIC, ARCHIVES REUTERS

Téléphone intelligent affichant le logo d’Intel

Le gestionnaire d’actifs montréalais Claret a longtemps été actionnaire d’Intel dans les années 1980 et 1990. « C’est fou comme une entreprise ne domine pas longtemps dans le secteur des semiconducteurs. On pensait qu’il n’y aurait personne capable de battre Intel », lance le chef des placements de Claret, Alain Chung.

Il souligne qu’à son apogée au tournant des années 2000, l’action d’Intel se négociait à un ratio cours-bénéfice de 65 fois. Intel commande encore aujourd’hui une valeur boursière respectable à environ 150 milliards. L’action d’Intel a toutefois approximativement perdu 50 % de sa valeur dans les deux dernières années. Surtout, la valeur d’Intel est aujourd’hui de beaucoup inférieure à celle de Nvidia.

Les limites de la croissance

Alain Chung peine à comprendre la valeur accordée à Nvidia. « À 200 fois les profits de cette année, tu ne peux pas vraiment expliquer une évaluation lorsqu’elle est déraisonnable. Ni forger un raisonnement rationnel sur ce qui va se passer », dit-il.

« Tu ne peux pas justifier l’achat d’un titre à 100 fois ses profits autrement qu’en pensant que les profits vont doubler, tripler et quadrupler. Il s’agirait alors d’une entreprise d’exception. Il y en a 1 sur 10 000. L’identifier est un coup de chance. »

PHOTO NVIDIA CORP, FOURNIE PAR REUTERS

Nvidia est un leader dans la conception de processeurs graphiques, de cartes graphiques et de puces graphiques pour PC et consoles de jeux.

Il ajoute que théoriquement, un ratio de 60 fois les profits implique que les profits doivent quadrupler pour que le ratio retombe à 15 (ce qui serait davantage dans les normes).

« Connaissez-vous des entreprises qui quadruplent leurs profits sur un horizon d’un an ou deux ? Une entreprise qui génère un profit de 1 cent par action peut les quadrupler à 4 cents. C’est moins évident pour une entreprise qui fait déjà de gros profits. C’est presque impossible de penser que Microsoft, par exemple, pourrait tripler ses profits en un an. Si l’évaluation de Microsoft est généreuse, celle de Nvidia est doublement généreuse ! »

Selon Alain Chung, ça tient davantage du domaine de la spéculation que de l’investissement. « Tout ce que je peux dire à ceux qui achètent ces titres, c’est bonne chance ! Lorsque les gens s’attendent à ce que les profits augmentent de beaucoup, l’entreprise est mieux de générer de gros profits parce qu’autrement, le titre va planter. »

Quelques chiffres

40

En tout, 40 des 49 analystes s’intéressant à Nvidia recommandent d’acheter l’action, qui vaut environ 425 $ US. Leur cible moyenne d’ici 12 mois est de 466 $ US. Certains voient le titre à 700 $ US et même davantage.

53

L’analyste Srini Pajjuri, de la firme Raymond James, prévoit que le chiffre d’affaires de Nvidia doublera à 53 milliards US durant l’exercice financier 2025.