Trop tôt ou trop tard… Certaines prouesses technologiques ont été réalisées au mauvais moment. Cet été, nous relatons quelques-uns de ces malheureux exploits dans le secteur du transport. Un petit voyage dans le temps…

En 1926, le paquebot Majestic de 56 000 tonnes assurait le service transatlantique et les cargos à vapeur sillonnaient les océans depuis déjà 40 ans. Mais cette année-là, un armateur allemand a cru bon lancer un voilier marchand à quatre mâts de 114 m et 4700 tonnes, le Padua.

Ce fut le dernier grand voilier marchand.

La compagnie maritime F. Laeisz avait de bonnes raisons de faire ce pari : ce voilier à coque d’acier, à la fine étrave de la technologie navale, pouvait encore se mesurer aux cargos sur la route du Chili.

La route du nitrate

La F. Laeisz avait été fondée à Hambourg en 1824 par le chapelier Ferdinand Laeisz. L’entreprise s’était diversifiée dans l’import-export et avait commencé à faire construire des navires au milieu du XIXsiècle. Ses voiliers se sont bientôt concentrés sur la route Hambourg-Chili, dont ils revenaient chargés de nitrate de sodium.

Également appelé salpêtre du Chili, le nitrate de sodium était aussi indispensable comme engrais que comme ingrédient d’explosif.

De 1880 à 1930, le Chili en a été le plus grand producteur mondial, grâce aux mines exploitées dans le désert de l’Atacama, réputé le plus aride de la planète.

À partir de l’Europe, les navires devaient parcourir l’Atlantique du nord au sud, passer le terrible cap Horn, puis remonter la moitié du continent sud-américain, jusqu’au port d’Iquique, où le salpêtre était chargé dans leurs cales. Au début du XXsiècle, les grands voiliers conservaient encore sur ce trajet certains avantages sur les cargos à vapeur.

Au contraire du charbon, le vent ne coûtait rien, ne monopolisait pas d’espace de cale et n’avait pas à être rechargé en cours de route. Pour peu qu’il daigne souffler, bien sûr.

Un grand voilier, aux meilleures allures, pouvait maintenir une vitesse de 12 nœuds (22 km/h), comparativement à une vitesse de croisière de 8 à 10 nœuds (de 15 à 18 km/h) pour le cargo standard du début du XXsiècle.

C’est pourquoi, en 1900, la F. Laeisz a passé commande du plus grand voilier de son époque.

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Le cinq-mâts carré Preussen a été lancé en 1902 par la compagnie maritime allemande F. Laeisz.

Le Preussen : le seul cinq-mâts carré

Lancé le 7 mai 1902, le Preussen est le seul cinq-mâts carré de commerce de l’histoire.

Ses caractéristiques résultaient des remarquables progrès réalisés dans la construction navale dans la dernière moitié du XIXe siècle. Les coques en acier pouvaient soutenir quatre ou cinq mâts, d’autant plus hauts qu’ils étaient eux aussi en acier, tout comme les vergues et les filins.

Long de 147 m, le Preussen portait six voiles carrées par mât, plus une dizaine de voiles longitudinales, pour une surface de voilure de 6806 m⁠2.

Son grand mât culminait à 58 m au-dessus du pont.

Il n’avait ni machines ni hélices d’appoint. Cependant, deux chaudières auxiliaires activaient les treuils et les manœuvres du gréement, ce qui explique pourquoi, en dépit de sa taille, il ne comptait que 45 hommes d’équipage.

  • Le Preussen amarré au port de New York, en avril 1908

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    Le Preussen amarré au port de New York, en avril 1908

  • À bord du Preussen

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    À bord du Preussen

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Sa première traversée l’a mené à Iquique en 64 jours. Cette cathédrale de toile a fait encore mieux à son deuxième voyage l’année suivante, avec une traversée record de 57 jours.

Bien qu’il se rende au Chili presque lège, faute de cargaison pour le marché sud-américain, il en revenait chargé de 8000 tonnes de nitrate, qui suffisaient, à raison de deux voyages par année, à assurer sa rentabilité.

Plus rapide navire sur la route du nitrate, il avait été surnommé « la reine des reines des mers » par ses concurrents anglais.

Sa meilleure moyenne quotidienne a été réalisée en 1908, avec un parcours de 424 milles nautiques en 24 heures, équivalent à une vitesse de près de 18 nœuds (33 km/h).

Une vitesse un peu trop élevée pour son bien...

Le Preussen

Type : cinq-mâts carré
Lancement : 1902 Longueur hors tout : 147 m
Déplacement : 11 500 tonnes
Nombre de mâts : 5
Nombre de voiles : 46
Surface de la voilure : 6806 m⁠2 Équipage : 45 hommes
Vitesse maximale : 20,5 nœuds (38 km/h)

La fin du Preussen

  • Son mât de misaine rompu, le Preussen s’est échoué près de Douvres, en 1910, après avoir été abordé par un vapeur dans la Manche.

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    Son mât de misaine rompu, le Preussen s’est échoué près de Douvres, en 1910, après avoir été abordé par un vapeur dans la Manche.

  • Vue du mât de misaine rompu

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    Vue du mât de misaine rompu

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Le Preussen s’est échoué en 1910 dans la Manche, après qu’un vapeur, qui ne le pensait pas aussi rapide, eut tenté de couper sa route durant la nuit et l’eut abordé.

Cette perte n’empêche pas la F. Laeisz de mettre en chantier quatre quatre-mâts barques entre 1911 et 1917. Gréés de voiles auriques plutôt que carrées sur leur mât d’artimon et légèrement plus courts que le Preussen, ils étaient jugés plus faciles à manœuvrer par leur équipage.

À l’aube de la Première Guerre mondiale, la F. Laeisz possède une quinzaine de grands voiliers, qui font en moyenne deux allers-retours en 18 mois.

En 1919, au sortir du conflit, la F. Laeisz est forcée de céder sa flotte aux alliés en indemnités de guerre, ce qui aurait dû entraîner sa faillite. Mais plusieurs de ses grands voiliers sont alors ancrés au Chili, pleins à ras bord d’un nitrate dont l’Allemagne affamée a un urgent besoin.

Une fois qu’ils sont rapatriés, leurs cargaisons sont vendues à tel prix que F. Laeisz peut racheter la plupart de ses voiliers. Les affaires reprennent suffisamment pour que l’armateur, en 1925, passe commande d’un dernier quatre-mâts.

PHOTO DU DOMAINE PUBLIC

Cédé en 1946 à l’URSS, le Padua a été transformé en navire d’étude océanographique puis en navire-école, sous le nom de Krusenstern (ou Kruzenshtern).

Le tout dernier : le Padua

Lancé le 24 juin 1926, le Padua s’est aussitôt mis sur la route du nitrate. Il fait huit allers-retours en six ans, mais l’exploitation du salpêtre du Chili est en train de se tarir.

Alors que les coûts d’extraction sont de plus en plus élevés, la mise au point du procédé Haber pour la synthèse de l’ammoniac, en 1913, a introduit la production industrielle du nitrate en Allemagne.

À partir de 1934, le Padua se convertit au transport de céréales de l’Australie. En juillet 1939, il retourne en Europe avec un dernier chargement de blé. La Seconde Guerre mondiale le surprend à Hambourg. Ce fut la dernière traversée commerciale d’un voilier de la F. Laeisz.

L’ouverture du canal de Panamá, en 1914, avait serré les premiers rivets dans le cercueil d’acier des grands voiliers. Ils ne pouvaient pas s’engager sous voiles dans le canal et s’y faire touer était prohibitif, alors que le trajet des cargos se trouvait raccourci de presque moitié.

De surcroît, avec l’invention de la turbine à vapeur, le remplacement progressif du charbon par le mazout, puis l’apparition du moteur diésel marin, ceux-ci étaient devenus de plus en plus gros, rapides et efficaces.

La voile marchande avait vécu.

Le Padua

Type : quatre-mâts barque
Lancement : 1926 Longueur hors tout : 114,5 m
Déplacement : 4700 tonnes
Nombre de mâts : 4
Nombre de voiles : jusqu’à 34 Surface de la voilure : 3400 m⁠2 Vitesse maximale : environ 20 nœuds (37 km/h)

Épilogue

La F. Laeisz n’a pas sombré avec ses voiliers. En 1930, ses cargos réfrigérés pour le transport des bananes lui procuraient déjà la plus grande part de ses revenus.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, après que ses navires eurent été de nouveau confisqués par les Alliés, elle a peu à peu reconstitué sa flotte, pour devenir de nos jours une puissante entreprise qui détient une soixantaine de bateaux.

Pour sa part, le Padua navigue toujours. Cédé en 1946 à l’URSS, il a été transformé en navire d’étude océanographique, puis en navire-école. Sous le nom de Krusenstern (ou Kruzenshtern), il a fait escale à Québec en 1984 et en 2012.

PHOTO FOURNIE PAR MITSUI O.S.K. LINES

Le vraquier de la compagnie maritime japonaise Mitsui O.S.K. Lines

En octobre 2022, la compagnie maritime japonaise Mitsui O.S.K. Lines a pris livraison de son premier vraquier équipé à sa proue d’une voile rigide télescopique. L’entreprise estime qu’elle réduira de 8 % les émissions de gaz à effet de serre pour une traversée entre le Japon et les États-Unis.

Près d’un siècle après le lancement du Padua, la voile est de retour.

Le cargo Shofu Maru

Type : vraquier Armateur : Mitsui O.S.K. Lines
Lancement : 2022
Longueur : 235 m
Tonnage de port en lourd : 100 400 tonnes
Une voile rigide télescopique : 53 m de hauteur, 15 m de largeur