Le partage des pourboires est un sujet qui divise en salle, tant du côté des employés que du côté d’importants restaurateurs

« Avez-vous déjà vu une business où ce sont les employés qui paient d’autres employés ? Pourquoi je prendrais mes pourboires pour les diviser avec des gens qui ont un salaire plus haut que le mien ? »

Alors que les restaurateurs mettent de plus en plus de pression pour que le gouvernement modifie la loi pour leur permettre d’intervenir dans le partage des pourboires entre la salle et la cuisine, des serveurs, comme Diane L., qui travaille dans un établissement de Saint-Jérôme, grincent déjà des dents à l’idée de voir fondre leur revenu s’ils doivent en donner une partie à leurs collègues aux fourneaux.

Âgée de 60 ans, Diane L., serveuse de carrière qui se définit comme « une vraie », ne souhaite pas donner son nom au complet puisqu’elle n’a jamais abordé le sujet avec les cuisiniers qui travaillent avec elle et craint que sa sortie n’envenime les relations de travail. « Ça ne se parle pas », dit-elle.

Au bout du fil, toutefois, elle ne mâche pas ses mots et ne cache pas son inquiétude à l’idée de voir son patron s’immiscer dans le partage des pourboires si le gouvernement lui donne les coudées franches.

En vertu de la Loi sur les normes du travail, ce sont les employés en salle qui décident s’ils veulent ou non partager leurs pourboires avec ceux en cuisine et dans quelle proportion. Les patrons ne peuvent intervenir.

Le salaire minimum avec pourboire est fixé à 12,20 $, alors que le taux horaire minimum sans pourboire – celui versé aux cuisiniers, notamment – s’élève à 15,25 $. Pour cette raison, cette serveuse d’expérience ne voit pas pourquoi elle amputerait sa rémunération au profit d’employés dont le salaire de base est plus élevé que le sien.

Dans le restaurant où travaille Diane L., les serveurs ne remettent pas une partie de ce qu’ils reçoivent à l’équipe de cuisine. Cette dernière a toutefois décidé de partager avec celles qu’elle appelle affectueusement sa « petite barmaid » et sa « petite hôtesse ».

« Je pense qu’il n’y a personne dans la vie qui veut baisser de salaire. Je ne veux pas que ça diminue. »

Ce genre de réaction ne surprend pas Victor Afonso, copropriétaire des restaurants Tapeo et Mesón à Montréal. « Ne pas être à la maison quatre soirs par semaine si tu gagnes 1500 $ en pourboires, ça vaut peut-être la peine. Mais si ce montant baisse à 800 $, est-ce que tu vas trouver que ça en vaut encore la peine ? », se demande-t-il.

Dans ses deux établissements, les employés en salle ne partagent pas avec ceux qui préparent les calamars et autres tapas. M. Afonso croit néanmoins que les gens en cuisine aimeraient en recevoir une partie. D’ailleurs, en entrevue, les candidats aspirant à travailler aux fourneaux s’informent généralement sur la répartition des pourboires. Si la loi changeait, interviendrait-il en ce sens ? « Je ne suis pas rendu là », répond-il, pensif.

Ne pas partir en guerre

À la tête de Groupe Grandio, dont fait partie La Cage–Brasserie sportive, Jean Bédard, qui insiste pour dire qu’il ne veut pas partir en croisade contre le gouvernement ni contre le personnel en salle, croit quant à lui qu’un changement dans la loi s’impose. Il permettrait d’assainir les relations de travail. Il ne cache pas que dans certains établissements – pas la majorité –, un climat de mésentente règne actuellement entre la salle à manger et la cuisine.

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Jean Bédard, président de Groupe Grandio

Et des serveurs n’hésitent pas à rappeler aux patrons qu’ils « n’ont pas leur mot à dire ». « Des fois, on est à la merci de quelques employés qui décident de nous faire du trouble », a-t-il lancé sans détour au cours d’une entrevue accordée à La Presse, en compagnie d’Éric Lefebvre, président-directeur général de Groupe d’Alimentation MTY, et de Patrick St-Vincent, directeur du développement et des relations avec les membres de la Table ronde.

« Ma mère est avocate, vous n’avez pas le droit » sont autant de propos que les gestionnaires ont entendus.

Patrick St-Vincent rappelle néanmoins que dans plusieurs établissements où il y a partage des pourboires, les relations entre les employés sont harmonieuses.

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Patrick St-Vincent, directeur du développement et des relations avec les membres de la Table ronde, et Éric Lefebvre, président-directeur général de Groupe d’Alimentation MTY

« On veut juste un encadrement pour une distribution qui serait juste et équitable, déclare pour sa part Éric Lefebvre. On ne s’approprie aucuns fonds », tient-il à dire.

« Les serveurs, dans les bons restaurants, ce n’est pas difficile à trouver, ajoute pour sa part Jean Bédard. Les bons cuisiniers, c’est un peu plus difficile. »

À ce sujet, Victor Afonso croit que le partage des pourboires pourrait, en revanche, inciter des serveurs mécontents de subir une diminution de salaire à claquer la porte.

Jean Bédard, de son côté, ajoute que l’idée n’est pas d’imposer un modèle unique partout. « Il y en a pour qui ce n’est pas viable, le partage de pourboires, parce qu’il n’y en a pas assez. Ce n’est pas un one size fits all parce que sinon, tu vas perdre tes employés », reconnaît-il.

Des discussions ont déjà eu lieu entre l’Association Restauration Québec (ARQ) et le ministre du Travail, Jean Boulet, à ce sujet. « À l’automne 2021, j’ai formé un groupe de travail ayant pour mandat de me proposer des pistes de solution sur l’enjeu du partage des pourboires, a indiqué le ministre dans une déclaration officielle transmise par son cabinet au début du mois de septembre. Les travaux ont mis en lumière différentes problématiques à l’égard de la répartition du pourboire et de la convention de partage des pourboires qui pourraient être clarifiées ou améliorées étant donné qu’elles présentent des difficultés d’application. »

62 %

Proportion des Québécois qui croient que le pourboire devrait être réparti entre les employés

Source : sondage Léger mené en juin pour Groupe Grandio, MTY, St-Hubert et Foodtastic