Un restaurateur de Québec sera convoqué sous peu par la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ), qui juge démesurée la proportion d’alcool vendue dans ses établissements

Un dépanneur où il est possible d’acheter de la bière à la caisse… accompagnée d’une poutine. C’est grosso modo la description du restaurant Bières & Frites faite par le Service de police de la Ville de Québec dans son rapport transmis à la RACJ.

Au mois de février dernier, un client se présente à l’un des restaurants Bières & Frites – qui a deux adresses, à Québec et à Lévis. Il fait l’achat d’une grosse poutine avec saucisses, qu’il accompagne de 24 grosses canettes de bière Budweiser. Ce client était en fait un policier du Service de police de la Ville de Québec.

Son achat est détaillé dans les documents de la RACJ, qui convoquera sous peu le propriétaire de Bières & Frites, Jérôme Landry. On lui reproche notamment d’exploiter son permis d’une manière autre que celle autorisée.

Cette manière est bien documentée par la Régie. Parmi les commandes qui ont été observées, une contient une frite (à 1,99 $) et une valeur de 620,80 $ de bière, avant consigne. Les documents de la RACJ relatent aussi des cas où Bières & Frites aurait vendu de la bière en grande quantité à d’autres commerces.

La Régie lui reproche également de faire de la publicité qui incite à la consommation d’alcool non responsable, en affichant de bas prix.

Joint par La Presse, le propriétaire Jérôme Landry a assuré que son établissement répondait aux critères définissant un restaurant.

On vend beaucoup de bière, mais on vend beaucoup de poutines aussi. On vend 12 000 poutines par mois. Chez nous, on vend 65 % de nourriture.

Jérôme Landry, propriétaire de Bières & Frites

La page Facebook de Bières & Frites publie régulièrement des promotions montrant une portion de poutine à côté d’une bouteille de vin. On peut également voir des publications indiquant que le restaurant a une « sélection de vins moins chers qu’à la SAQ » et une autre illustrant le service au volant avec la photo d’une poutine entourée de bouteilles de vin et d’une caisse de 12 bières.

Questionné à ce sujet, M. Landry a rappelé à plusieurs reprises au cours de la discussion que la vente d’aliments constituait plus de la moitié de son chiffre d’affaires.

Avec cette convocation, craint-il de perdre son permis de restaurant ? « C’est ma vie. Y a-t-il quelqu’un qui n’a pas peur de perdre son emploi, son fonds de pension ? » S’il se dit inquiet, le restaurateur est tout de même confiant par rapport à ses chances d’obtenir gain de cause.

Les restaurants Bières & Frites ont été créés en pleine pandémie. Leur permis a été attribué en juillet 2021. Et d’autres succursales pourraient s’ajouter puisque Jérôme Landry affirme avoir eu une soixantaine de demandes pour des franchises.

Le modèle Bières & Frites

Au cœur du problème, la quantité d’alcool qu’un restaurateur peut vendre avec de la nourriture. Selon la Régie, un restaurant doit vendre surtout de la nourriture, avec (peut-être) de l’alcool en accompagnement. Y a-t-il une quantité maximum d’alcool qui peut être vendue à l’achat d’un repas pour emporter ou en livraison ?

« Sans quantifier précisément, il est répondu que la vocation d’un restaurant est la préparation habituelle et principale sur place des aliments et que l’alcool reste accessoire à cette vocation », a indiqué par écrit la porte-parole de la RACJ, Joyce Tremblay. Même chose pour la livraison ou les achats à emporter, « la quantité d’alcool doit être proportionnelle à la quantité d’aliments, explique MTremblay. Encore une fois, l’alcool est un complément et l’aliment, le principal ».

Chez Bières & Frites, les policiers de Québec ont également vu « deux individus sortir de l’établissement avec un chariot sur lequel se trouvaient 12 caisses de 24 bouteilles de bière Budweiser », entre autres.

Bières & Frites propose aussi une liste de vins, qui peuvent être commandés avec le repas – on propose des frites, des poutines, des hot dogs et des beignets. Le menu vin est exhaustif : 79 propositions, dont les prix varient de 6,95 $ pour une canette de chardonnay de l’État de Washington à 40,25 $ pour une bouteille de cabernet sauvignon californien.

Un cas différent de celui de Boires

La situation est donc fort différente de celle du restaurant Boires, un établissement montréalais qui offre la possibilité d’acheter des bouteilles de vin, plutôt des vins naturels prisés des connaisseurs, à l’achat d’articles sur le menu, aussi légers qu’un popcorn.

La RACJ avait révoqué le permis du restaurant Boires le mois dernier, mais le propriétaire de l’établissement a fait appel de cette décision et vient de récupérer son permis, dans un sursis octroyé par le Tribunal administratif du Québec.

Au-delà des différences entre les deux cas, certains observateurs se demandent si la Régie ne serait pas en train de serrer la vis à des modèles d’affaires qui se sont développés durant la pandémie.

Dans le rapport de la RACJ concernant Bières & Frites, il est indiqué que « l’aménagement de l’établissement donne l’impression de se trouver dans une épicerie ou un dépanneur, avec notamment la présence d’étalage de bouteilles de vin et de bières… ».

Or, plusieurs commerces ont adopté des modèles semblables durant la pandémie. On devrait peut-être mieux définir le règlement sur la quantité, croit le professeur Luc Bernier, de l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa. Cela mettrait fin à des interprétations du règlement qui sont légales, mais ensuite contestées par le législateur.

Au-delà de ça, le professeur croit que l’on devrait adapter le cadre législatif. « C’est normal dans notre société que la loi s’applique à un modèle un peu passé, dit-il. Quand les choses évoluent, il faut réadapter la loi. » Luc Bernier rappelle par ailleurs que les entreprises visées par ces contestations de la RACJ, ainsi que celles qui sont derrière les commerces de type caviste, sont de petites entreprises.

Quant à la menace au monopole de la SAQ, évoqué par la RACJ dans le dossier Boires, le professeur croit que les quantités sont négligeables et ne font pas perdre de revenus à l’État, qui perçoit les taxes sur chacune des bouteilles vendues, en toute légalité. « Et pour la santé publique, j’aime mieux un commerçant qui trippe vin nature, précise le professeur, que des alambics douteux d’autrefois, dangereux pour la santé de tout le monde. »

Lisez l’article « Vers la fin des cavistes au Québec ? »