L’avion amphibie avait la couleur d’un caneton de baignoire.

« On l’a vu arriver », se remémore Michel Blumhart, ancien technicien d’entretien d’aéronef au Service aérien gouvernemental (SAG) du Québec, à la retraite depuis 1993.

Le SAG a reçu son premier CL-215 en 1970.

« Je le vois encore. Il s’est posé, puis il s’est amené jusqu’en face des portes du hangar. Ils l’ont stationné là, puis ils ont dit : “C’est votre appareil, allez-y, c’est à vous.” »

L’appareil ressemblait à un camion volant, mais Michel Blumhart n’était pas surpris.

« Les formes aérodynamiques qu’on s’attend à trouver pour des performances n’étaient pas là. Ça, on le savait. Il nous avait avertis que c’était un avion qui avait été développé pour jeter de l’eau. »

Et non pour jeter de la poudre aux yeux. Il était bâti pour faire vaillamment son travail, dans le vrombissement de ses gros moteurs en étoile.

Le gouvernement du Québec voulait remplacer ses Canso et il ne voulait pas dépenser. Les premiers coûtaient peut-être 900 000 $. Plus tu veux avoir du raffinement sur un appareil, plus ça va te coûter cher. Alors ils ont coupé jusqu’au minimum.

Michel Blumhart, ancien technicien d’entretien d’aéronef au Service aérien gouvernemental du Québec

Un exemple : bien que les jambes du train d’atterrissage arrière se rétractent dans des logements ménagés dans les flancs du fuselage, les grosses roues demeurent à l’extérieur de la carlingue.

Avec ce déficit aérodynamique, « tu perds 4 ou 5 milles à l’heure, mais la vitesse n’était pas importante, indique le technicien. Pour aller jeter de l’eau, que ça prenne trois minutes de plus ou de moins, ça ne fait pas de différence. C’est pour ça qu’ils ont fait ça basique, dans des coûts qui étaient raisonnables ».

Les pilotes et les techniciens du SAG se sont familiarisés avec leurs étranges appareils.

« La première année, les pilotes nous rapportaient des anomalies qu’on corrigeait, narre le technicien retraité. Canadair était là pour nous aider à la mise en service. On était deux opérateurs, la France et le Québec, qui faisaient ce que j’appellerais le développement final de l’appareil. »

IMAGE FOURNIE PAR LA SOCIÉTÉ FORESTIÈRE DU QUÉBEC

Publicité de Canadair pour le CL-215, parue dans la revue Forêt et Conservation, le 10 décembre 1968

Mis à rude épreuve

Durant la saison des incendies de forêt, Michel Blumhart était attaché à une des bases d’avions-citernes, où il s’occupait autant du fuselage et des moteurs que du système radio du CL-215.

En activité, « tous les bris sont possibles », dit-il. « On s’est aperçu, à force de voler avec lui, que c’était un avion qui était très bien fait. »

Sa robustesse lui permettait d’encaisser les contraintes de l’écopage, qui ajoutait six tonnes de poids en dix secondes, et la brusque libération de cette charge lors du largage. « C’est pour ça que c’est massif, c’est gros, c’est rigide. C’est fait fort. »

Les moteurs étaient eux aussi mis à rude épreuve par les changements de régime imposés par chaque écopage. « Ça stresse beaucoup le moteur, contrairement à un avion qui maintient sa vitesse de croisière », soulève-t-il.

« Je me souviens qu’un pilote avait été obligé d’arrêter un des moteurs en vol. En revenant, on s’est aperçu qu’un des cylindres était endommagé. On a remplacé le cylindre, et l’avion est reparti le lendemain. »

Carnet de commandes à sec

Sur les 30 appareils de la série initiale, 10 avaient été acquis par la France et 15 par le Québec. Parmi les cinq invendus, deux sont loués puis achetés par l’Espagne, et un autre est acquis par la Grèce. La France met finalement la main sur les deux derniers.

Aucune vente supplémentaire n’ayant été conclue, la chaîne d’assemblage est démantelée en 1970.

Pour relancer la production, il faudra une manière de miracle : changer le vin en bombardier d’eau.

Un repas et des forêts bien arrosés

Lorsqu’il s’est rendu à Madrid pour conclure la vente des deux appareils loués par l’Espagne, le vice-président aux finances de Canadair Peter Aird a pris un repas bien arrosé avec le ministre espagnol de l’Agriculture*.

Il a félicité le ministre pour la qualité de ses vins, qui lui a appris que ses caves en débordaient. Aird lui a proposé d’échanger du vin contre des CL-215. Le gouvernement Bourassa a approuvé la transaction, en vertu de laquelle l’Espagne achetait huit bombardiers d’eau, payés en huit ans avec les recettes tirées de la vente de vin espagnol par la SAQ.

Une deuxième série de 20 avions peut donc être lancée en 1973.

Mais la vente du coûteux appareil demeure ardue.

Pour améliorer ses performances, Canadair veut rajeunir sa motorisation. Les modifications qui s’ensuivront seront tellement importantes qu’on lui donnera une nouvelle désignation : le CL-415.

Le constructeur montréalais doit non seulement vanter les qualités intrinsèques de ses avions amphibies, mais convaincre ses interlocuteurs de l’utilité de combattre les incendies de forêt par la voie aérienne.

Pour y parvenir, rien ne vaut une démonstration par des pilotes chevronnés.

Suite de l’aventure demain.

* Source : Canadair, 50 ans d’histoire, CANAV Books, 1995