En 2024, la nouvelle loi contre l’esclavage moderne doit forcer les entreprises canadiennes à déclarer publiquement ce qu’elles font pour contrer le travail forcé et le travail des enfants. Elle n’exige toutefois aucune action concrète et mise surtout sur un besoin vital dans le commerce : protéger sa réputation.

Concrètement, la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement doit s’appliquer à partir du 1er janvier aux entreprises comptant 250 employés et plus, au moins 20 millions de dollars en actifs ou 40 millions en revenus. Toutes les sociétés inscrites en Bourse seront aussi assujetties par défaut, tout comme les institutions gouvernementales.

Les organisations concernées devront expliquer chaque année leurs efforts pour lutter contre le travail forcé et le travail des enfants. « Le rapport doit être présenté au ministre au plus tard le 31 mai de chaque année et doit également être publié sur le site web de l’entreprise », explique Jean-Guillaume Shooner, associé chez Stikeman Elliott et spécialiste du commerce international. Les sociétés fédérales devront aussi envoyer le rapport à chaque actionnaire, en même temps que les états financiers annuels.

En cas d’infraction, la loi prévoit aussi l’imposition d’amendes maximales de 250 000 $ aux entreprises elles-mêmes, mais aussi potentiellement à leurs dirigeants ou administrateurs.

Pas de mesures concrètes à prendre

La loi fédérale n’impose aucun « seuil » qui pourrait servir à déterminer si les efforts d’une entreprise pour lutter contre le travail forcé et infantile sont suffisants.

« Il n’y a pas d’obligation de prendre des mesures spécifiques sur la chaîne d’approvisionnement », dit Paul Lalonde, associé au cabinet Dentons et spécialiste du droit commercial international. Les entreprises auront « l’obligation de dire » ce qu’elles font ou ne font pas, point. « C’est complètement légal de dire : ‟Je ne fais rien pour lutter contre le travail des enfants” », illustre Alexis Langerfeld, doctorant au Centre d’études en droit économique de l’Université Laval.

Comme le document sera consultable par tous, une entreprise qui ferait une telle déclaration risquerait néanmoins d’en subir les contrecoups. Et en principe, le ministre de la Sécurité publique pourrait exiger certains renseignements.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

De nombreux travailleurs étrangers du secteur agricole embauchés au Québec sont contraints par le permis dont ils disposent de travailler pour un seul employeur.

La loi pourrait aussi faire réfléchir les entreprises qui s’approvisionnent au Canada. La question des permis de travail fermés, par exemple, suscite de plus en plus de questions sur le libre arbitre notamment des ouvriers agricoles, forcés de travailler pour un seul employeur, sous peine d’être renvoyés du pays s’ils démissionnent. « C’est sûr que des entreprises comme Metro vont se poser des questions », dit Claudia Rebolledo, professeure à HEC Montréal et spécialiste des chaînes d’approvisionnement.

D’autres lois vont plus loin

La nouvelle loi contre le travail forcé et le travail infantile est conforme à une tendance dans les pays occidentaux, qui adoptent l’un après l’autre des règles du même type. Certains gouvernements vont toutefois plus loin.

Professeur titulaire à l’Institut d’éthique appliquée de l’Université Laval, Ivan Tchotourian souligne que l’Allemagne ne laisse pas les entreprises s’autoréglementer. « On demande vraiment à l’entreprise d’avoir un plan concret, explique-t-il. On va définir des normes précises à atteindre, ce que ne fait pas le Canada. »

Conséquences à la douane

Le Canada avait déjà ajouté de nouvelles mesures aux frontières après l’Accord Canada–États-Unis–Mexique, ratifié en 2020 en remplacement de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). De nouvelles règles comprennent l’interdiction des importations de marchandises issues du travail forcé ou de pratiques discriminatoires et ajoutent le travail des enfants à la définition du travail forcé.

Les spécialistes notent toutefois qu’Ottawa n’a utilisé qu’une seule fois cette interdiction pour saisir une marchandise, des vêtements importés de Chine, qu’elle a finalement rendue à son importateur après sa contestation. En comparaison, les États-Unis ont saisi des marchandises d’une valeur totale de près de 1 milliard de dollars, seulement entre juin 2022 et avril 2023, selon un article du cabinet Borden Ladner Gervais.

D’où l’idée de la nouvelle loi fédérale : puisque le gouvernement manie peu le bâton, autant obliger les entreprises à faire des déclarations sur leur chaîne d’approvisionnement.

Étant donné que la Loi n’exige pas des entreprises qu’elles prennent des mesures ‟proactives” pour réduire ou éliminer le travail forcé et le travail des enfants dans leurs chaînes d’approvisionnement, la nature publique des rapports jouera probablement un rôle important en encourageant les entreprises à prendre de telles mesures en pratique.

Jean-Guillaume Shooner, associé chez Stikeman Elliott et spécialiste du commerce international

Ottawa dispose déjà d’un outil pour braquer les projecteurs sur les entreprises qui n’en font pas suffisamment en la matière. L’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises a pour mission d’examiner les plaintes sur la violation des droits de la personne par des entreprises nationales à l’étranger.

L’organisme s’est notamment penché sur les cas de Levi Strauss, Walmart, Hugo Boss et Nike. Il vient d’annoncer l’ouverture d’une enquête sur Guess et de possibles liens du champion du jean délavé avec le travail forcé des Ouïghours en Chine.

La société de poisson néo-écossaise High Liner a aussi pu mesurer l’impact réputationnel que peut avoir l’importation de marchandise issue de l’esclavage moderne.

En octobre dernier, une enquête journalistique de l’organisme The Outlaw Project, publiée dans le Globe and Mail, a démontré que des fruits de mer qu’elle importait étaient issus d’une usine chinoise utilisant des travailleurs forcés ouïghours.

Le gouvernement n’a pas eu à s’en mêler pour que High Liner coupe rapidement les liens avec l’entreprise.

En savoir plus
  • 25 millions
    Nombre de personnes victimes du travail forcé dans le monde, dont 16 millions dans des entreprises des secteurs comme le travail domestique, la construction ou l’agriculture, 5 millions dans l’exploitation sexuelle et 4 millions dans des travaux forcés imposés par les autorités
    Source : Organisation internationale du travail