En pleine pénurie de main-d’œuvre, des entrepreneurs en construction appellent Québec à se montrer « plus conciliant ».

De nombreux acteurs craignent de ne pas pouvoir terminer les chantiers à temps, vu le manque d’employés causé par la grève des ingénieurs le printemps dernier. Si rien ne change, nombre d’entreprises pourraient se voir imposer des sanctions financières dans un moment déjà fragile pour l’industrie.

« Avec la grève des ingénieurs, on a été immobilisés pendant deux mois. On a perdu 60 % de notre main-d’œuvre. Nos employés sont tout simplement partis ailleurs, et on les comprend. Ils ont des maisons à payer, des enfants. Ils ne pouvaient pas attendre éternellement », soupire Mario Noël, propriétaire de Nobesco, un entrepreneur général spécialisé dans les travaux de génie civil.

Il affirme avoir informé le ministère des Transports du Québec (MTQ) dès le début de la grève, en avril, que la pénurie de main-d’œuvre allait « s’intensifier » en raison de la paralysie de plusieurs chantiers. Mais dès la fin de la grève, poursuit M. Noël, « le gouvernement nous a dit qu’on devait recommencer les contrats le lendemain ».

« Moi, je n’ai plus la main-d’œuvre. Et là, ils nous imposent des pénalités parce qu’on ne se présente pas au chantier. Sauf que ces travaux, on ne peut pas les faire à cause de la pénurie de main-d’œuvre causée par la grève. Ça n’a aucun sens », dénonce-t-il.

« Si on continue de nous sanctionner pour quelque chose qu’on ne contrôle pas, on va avoir de gros problèmes financiers. Et on n’est pas tout seuls à vivre ça », insiste l’homme d’affaires.

Ce qu’on demande très clairement, c’est d’annuler les pénalités en contexte de pénurie. Il faut que ça bouge, et vite.

Mario Noël, propriétaire de Nobesco

Deux autres entreprises de construction consultées par La Presse émettent le même son de cloche. « Pendant la grève, tous les projets autorisés à rouler ont littéralement siphonné la main-d’œuvre. Ceux qui étaient à l’arrêt, ils ont perdu tout leur monde. Et ils ne peuvent plus aller les rechercher maintenant », dit le propriétaire d’une entreprise de Québec, qui préfère demeurer anonyme par crainte de représailles.

« On se retrouve avec beaucoup de projets, mais avec deux fois moins de main-d’œuvre. Ça devient très dur à naviguer », confirme aussi un entrepreneur de Sherbrooke qui se dit chanceux, n’ayant eu qu’une « petite portion de projets qui ont été touchés par la grève ». « Il est évident toutefois que d’autres ont été moins chanceux », se désole-t-il.

« Ça ne repart pas comme ça »

À l’Association québécoise des entrepreneurs en infrastructure (AQEI), la directrice Caroline Amireault confirme que ce « problème majeur » doit être résolu. « En avril, nos entrepreneurs étaient prêts à commencer les chantiers. Les carnets de commandes étaient pleins. Sauf que quand on se fait arrêter et que la grève perdure, les gens n’attendent pas à la maison ; ils vont ailleurs. Beaucoup d’entreprises n’ont pas été capables de garder leur monde. C’est excessivement difficile », observe-t-elle.

Quand on revient des mois plus tard et qu’on rallume la lumière d’un coup, ça ne peut pas fonctionner. Ça ne repart pas comme ça. Il va y avoir des retards.

Caroline Amireault, de l’AQEI

Elle déplore que plusieurs prolongations de contrats par le MTQ « ne prennent pas en compte la réalité ». « Le gouvernement ne donne jamais trois mois pour finaliser les travaux, alors qu’on a été en pause pendant trois mois, à cause d’une grève qui émane d’eux-mêmes », lâche la directrice.

Québec ouvert à discuter

Dans une correspondance datant de la mi-août, obtenue par La Presse, une directrice générale du MTQ pour la Mauricie–Centre-du-Québec, Marie-Ève Turner, affirme être « au fait des problématiques causées par la pénurie de main-d’œuvre » que subit l’industrie. « Toutefois, il est de la responsabilité́ de chaque entreprise de s’assurer d’avoir les capacités requises en termes de ressources humaines afin d’être en mesure de réaliser les travaux selon les échéanciers », soutient-elle.

« Si l’entreprise se considère lésée, celle-ci doit emprunter les mécanismes de réclamation prévus au contrat et au cahier des charges et devis généraux », ajoute-t-elle.

« Le Ministère est au fait de la situation. Un comité interne travaille activement à mettre en place des solutions afin de tenir compte de l’impact de la grève des ingénieurs dans différentes situations », précise un porte-parole du MTQ, Nicolas Vigneault. Il affirme que Québec « est tout à fait ouvert à discuter avec l’industrie ». Des « avis d’intention de réclamer » certaines sommes ont déjà été déposés par des entreprises et seront « traités avec diligence », promet M. Vigneault.

L’ex-ministre des Transports et député libéral André Fortin appelle Québec à collaborer. « Cette grève-là a été causée par l’absence d’entente entre le gouvernement et ses employés. Ce n’est pas aux entreprises de faire les frais des erreurs du gouvernement, assure-t-il. Il faut lever toute pénalité liée à des délais encourus à cause de la grève. »

Marc-André Martin, président de l’Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec (APIGQ), se dit aussi « sensible » à la situation. « L’industrie et nous, on avait pourtant averti le gouvernement à maintes reprises de ce qui allait arriver, et des possibles impacts du conflit. Volontairement, ils ont fermé les yeux. Et aujourd’hui, il se produit exactement ce qui avait été prédit », dénonce-t-il.